Si c’est un homme 

Michel CARLY, Simenon au cœur du crime, Weyrich, coll. « Noir corbeau », 2025, 152 p., 20 €, ISBN : 978-2-87489-976-8

carly simenon au coeur du crimeLa collection « Noir corbeau », à côté de romans policiers ancrés dans nos régions, offre un deuxième hors-série après la remarquable Petite histoire du roman policier belge de Christian Libens. Une suite logique, du général au particulier ; un passage de relais, entre experts du père de Maigret, Michel Carly ayant déjà consacré une quinzaine d’ouvrages à son sujet de prédilection.

Un monument !

La petite Belgique a produit un nombre déconcertant de mythes modernes : Tintin, Bob Morane, les Schtroumpfs, le Marsupilami, etc. D’où l’intérêt de se pencher sur leurs créateurs, qui renvoient tout autant à la dilution de notre identité nationale qu’à la possibilité de son déploiement. C’est que… On peut les lire, au Japon ou aux States, sans faire jamais (ou quasi) le lien avec « le plat pays ». Mais, d’un autre côté, ces auteurs-là ont offert à leur pays natal des clés pour analyser ce qui fonde sa spécificité multiséculaire, ouvrir un récit culturel qui remonterait vers Breughel ou Bosch, Lassus ou Josquin.

Georges Simenon (1903-1989) a livré une icône au roman, au cinéma, à la télévision : Jules Maigret. Placé Liège sur l’échiquier mondial.

Le pitch ?

Michel Carly va ravir les passionnés et mettre en appétit les curieux, en connectant une série de romans, de personnages de fiction avec les affaires criminelles, les décors, les êtres humains réels qui les ont inspirés. En révélant à quel point Simenon est tombé dans la marmite de la matière criminelle dès ses jeunes années.

La façon

Si l’ouvrage est « grand public » (enrichi d’une riche iconographie), il l’est dans le meilleur sens du terme : l’écriture est claire et dynamique, mais elle laisse jaillir des saillies inventives ; la narration est rythmée mais dense, juxtaposant le fil d’une vie et des réflexions suscitées sur la littérature, le génie, le monde et l’humain.

Une vie « au cœur du crime »

Né à Liège, Georges Simenon, dès ses seize ans, n’en peut plus de sa vie familiale, de l’école ou de Dieu. Et le voilà embrassant une vie d’errances et d’excès. Pourtant, une bouée s’offre à lui : la Gazette de Liège l’embauche pour ses « chiens écrasés » ; l’adolescent se retrouve chaque matin au siège central de la police, à écouter les rapports publics des commissaires, carnet à la main. Coup de foudre ! Pour le crime, ou plutôt tout ce qui l’entoure. Il assiste à des conférences sur la « police scientifique », il se documente ou court les tribunaux, fraie avec les gens de terrain… ou de futurs assassins :

(…) son but est de comprendre la mécanique judiciaire. (…) Déjà, il récolte de l’humain. 

Trois ans de formation à Liège puis, à dix-neuf ans, le grand saut vers Paris. Et ses quartiers interlopes (Pigalle, La Chapelle-Barbès), les Années Folles et les fêtards anglais ou américains, la montée de la violence, les nouveaux caïds venus de Corse, de l’anarchie, de Pologne… Surtout la création de son Maigret, la reconnaissance du fameux « 36 Quai des Orfèvres »… et des ennuis avec le « milieu ».

La matière d’une œuvre

Selon Georges Simenon, « la réalité des faits divers dépasse souvent la fiction du plus imaginatif des auteurs ». Il a beau transcender la matière brute ramenée dans ses filets, il part du principe qu’il n’invente rien, ni décors ni personnages ni aventures. Le travail de création, pourtant, s’ébauche sous nos pas de lecteurs, avec les déplacements des fragments de réalité, tel cet inspecteur Février qui inspire un Janvier, etc. Avec les choix opérés aussi : Simenon s’intéresse moins aux criminels professionnels qu’aux individus « normaux » qui ont basculé ; il évite l’argot, qui fait le succès de la Série Noire ; son Maigret, « un fonctionnaire qui essaie de bien faire son travail », « se pose plus de questions qu’il n’en pose ». Le cocktail, loin des romans dominés par des criminels flamboyants (Lupin, Fantômas), est si original que son éditeur, Fayard, redoute de le voir s’éloigner de ses aventures et romances :

Pas de problème policier strict. Pas d’amour. Pas de personnages sympathiques ni de vilains. (…) Ce sera un four. 

Mais Simenon « sait qu’il a mis le meilleur de lui-même dans son personnage » :

Maigret a une présence. Il a déjà une vie à lui, ses habitudes, sa météo préférée, sa carrure massive (…). 

En conclusion ?

Comme le dit Michel Carly à la fin de son bel opus, Georges Simenon n’a pas écrit de polars. Non, il « s’est servi du genre policier afin d’engager une réflexion humaniste sur le crime et sa répression ». Simenon au cœur du crime, en mettant à nu les rouages essentiels d’une mise en « œuvre », précipite dans la relecture ou la découverte de celle-ci.

Philippe Remy-Wilkin

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