Un coup de cœur du Carnet
Violaine LISON, avec les Carnets de tranchées de Léonce DELAUNOY, Lequel de nous portera l’autre ?, Esperluète, coll. « En toutes lettres », 2025, 208 p., 22 €, ISBN : 9782359842029
Lequel de nous portera l’autre ?, le livre de Violaine Lison, publié bellement par les éditions Esperluète, nous ramène à l’époque meurtrière de la Première Guerre mondiale, à ce que la littérature peut en dire aujourd’hui. Il nous plonge au cœur de l’inhumanité des conflits, de l’humanité annihilée par toutes les belligérances. Il brode, entremêle, tricote les voix, les écritures et les objets pour dire, au plus près, au plus juste, l’histoire de Léonce Delaunoy, séminariste tournaisien réquisitionné pour transporter les soldats au front, et de ses deux amis, Herman Schiltz et Paul Nackart – ils sont dédicataires du récit, et leur portait, en uniforme, ouvre le volume.
Lorsque Violaine Lison reçoit, en mars 2014, ce qu’elle pense être les carnets de guerre de Paul Nackart, elle ignore qu’ils vont l’amener à enquêter et lui faire découvrir l’histoire d’une amitié amoureuse entre deux hommes partis au front. Après avoir transcrit ces carnets, elle découvre rapidement qu’ils n’ont, en réalité, pas été écrits par ce Paul mais simplement recopiés par lui. Léonce en est le véritable auteur. Il devient le protagoniste majeur du récit de l’autrice-enquêtrice. À sa demande, la famille fouille les greniers et retrouve une partie des carnets originaux, ainsi que des objets lui ayant appartenu. Violaine Lison les pose sur sa table d’écriture, les touche, les décrit, les raconte, les explore avec sa sensibilité, sa subtilité, son inventivité, les file à travers les phrases ; ils chapitrent et charpentent son récit ; on les retrouve également photographiés en clôture du livre.
Main dans la main avec les carnets originaux de Léonce, avec ceux recopiés (et en partie tronqués) par Paul, l’écrivaine cherche à « trouver la beauté dans l’immonde. Dire l’immonde avec beauté ». Elle écrit : la guerre, ses horreurs, les champs de bataille, les tourments, la colère, le désespoir, l’abrutissement, la mélancolie, la souffrance de l’éloignement, de la perte. Les blessures. La mort. Partout. Mais aussi : les instants de bonheur, les rires, la solidarité, le soutien ; les oiseaux, les arbres, la nature. Et : la rencontre entre Léonce et Herman. Leur amitié fulgurante. Amante. Leur intimité. Leurs émois. Le partage « des dangers, des joies, des plaisirs et leur courage de vaincre. » Leur absence de l’un à l’autre, à cause des blessures d’Herman. Leur séparation, par la mort de Léonce. Et Herman qui ne se mariera jamais.
Avec ce très beau texte, à la place qu’elle laisse à leurs mots, à leur être, Violaine Lison pérennise la vie de ces trois hommes – ainsi que celles de leurs camarades de tranchées, otages, prisonniers, malgré eux, de l’immonde guerrier. Comme le dit Marguerite Duras, citée en exergue du livre, dans une de ces fulgurances dont elle a le secret : « S’il n’y avait pas des choses comme ça, l’écriture n’aurait pas lieu. C’est des émotions de cet ordre, très subtiles, très profondes, très charnelles, essentielles complètement, qui peuvent couver des vies entières dans le corps. C’est ça l’écriture. »
Michel Zumkir