En quatre romans, depuis Ego tango en 2010, Caroline De Mulder a imposé sa manière. Peut-être d’abord par son style. Par le fait aussi qu’elle se renouvelle de livre en livre, décrivant des problématiques et des milieux variés par le biais de techniques narratives différentes. Surtout par la forte cohérence de son œuvre fondée sur la récurrence de thèmes et le développement de réseaux sémantiques très riches.
Ego Tango décrit l’univers des passionnés du tango à Paris, la forme d’ascèse qu’il représente. La narratrice s’est mise à la danse pour rompre avec une vie plutôt morne. Elle rencontre Lou avec laquelle elle entretient une relation faite d’amitié et de rivalité. Lou disparaît et la narratrice spécule sur le sens de cette disparition et l’éventuelle mort de sa rivale. On ne saura pas ce qui explique la disparition, tant la réalité et les fantasmes de la narratrice se mêlent.
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Dans Nous les bêtes traquées, Max est avocat et travaille pour un organisme international de défense des victimes de dictature ; il est ainsi la voix de ceux qui n’en ont pas. Avec Marie, il se réfugie à Saint-Josse (Bruxelles), dans une étrange maison, pour échapper à une possible menace. L’homme censé le protéger veut peut-être l’assassiner. Max s’isole de plus en plus et perd la notion de la réalité. Il finit par disparaître, laissant Marie désemparée, sans que le roman ne donne d’explication. L’avocat a-t-il été liquidé ou s’agit-il d’une imposture de sa part ? Le texte décrit finement et tout en suggestions la relation très paradoxale de Max et Marie, faite, entre autres, de violence consentie et provoquée.
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Bye Bye Elvis conjugue deux récits en rigoureuse alternance : la vie d’Elvis Presley, son enfance pauvre, le succès qui le dépasse, l’insolente fortune, la déglingue physique due à l’abus de drogues et de médicaments, et sa mort solitaire et sinistre. Parallèlement, le livre montre l’existence de John White, un vieil Américain installé à Paris, excentrique, seul et plutôt inadapté. Yvonne, une veuve, devient son aide-soignante pendant vingt ans, jusqu’à ce que John disparaisse sans que l’on sache ce qui lui est advenu. De très nombreux points communs réunissent Elvis et John que l’on découvre dans ces récits en miroir, à tel point qu’un journaliste mythomane échafaude une hypothèse que l’auteure laisse ouverte.
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Dans Calcaire, Frank Doornen, handicapé par les séquelles d’un AVC, est amoureux de Lies, une ancienne prostituée devenue « secrétaire » d’Orlandini, potentat véreux du traitement des déchets dans un coin perdu du Limbourg belge. La maison où vit Lies s’écroule, mais personne ne se soucie d’elle. En voulant la retrouver, Doornen va découvrir les agissements douteux d’Orlandini mais aussi l’existence d’un groupe d’extrême droite. L’histoire se déroule pour une large part dans les carrières de calcaire souterraines et abandonnées. Si ce roman qui prend l’aspect d’un thriller se termine sur une sorte de happy end, de nombreux éléments restent cependant inexpliqués. Une grande part de la cohérence du roman tient au développement d’une chaîne complexe d’images.
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Les personnages des quatre romans ont des rapports au monde profondément perturbés. Ils témoignent d’un malaise existentiel qui s’exprime par la peur, l’angoisse, les comportements autodestructeurs, les rapports de soumission, la violence pouvant aller jusqu’au meurtre. Ce malaise se traduit par une déchéance psychologique et sociale qui se double d’une déchéance physique – maladie, vieillesse – que l’auteure décrit en des termes forts. Dans chacun des romans, au moins un personnage vit dans le traumatisme ou la crainte de l’abandon et détermine ainsi les relations autour de lui.
Dans Ego tango, Lou et la narratrice, mais aussi de façon générale la plupart des aficionados du tango, sont des inadaptés. Cette danse est un succédané, une image codifiée et ritualisée de la vie et du corps ; en dehors de lui, « La vraie vie n’existe plus ». Une dérive psychologique et sociale se marque fortement dans les tensions, les jalousies, les échecs. « Dans le tango, le temps s’accompagne de la dégradation des êtres et des choses. » « Tout ça, c’est le tango. C’est de vivre là-dedans comme dans une fosse. De vivre dans le mensonge, la tromperie. »
Les comportements de Max sont de plus en plus marqués par une méfiance généralisée et par la paranoïa. Peut-être s’agit-il aussi d’une tromperie qu’il ne peut plus maîtriser. Tandis que, de son côté, Marie est prête à tout accepter pour que Max ne l’abandonne pas, à l’instar des sirènes, évoquées dans l’exergue du roman, qui ne peuvent « vivre qu’aussi longtemps qu’elles étaient en mesure de retenir les mortels par leurs chants ».
Elvis Presley et John White connaissent les formes extrêmes du délabrement physique mais aussi psychologique qui les amènent à vivre confinés. Et s’ils affrontent quand même l’extérieur (les concerts pour Elvis, de rares sorties dans un club pour John), ils s’y présentent dans un état second, autre expression de leur folie. Le roman commence significativement par le fait qu’on ne reconnaît pas Elvis dans le corps mort qui revient à Graceland. « En l’état, Elvis ne ressemble plus à rien, ni à personne. » C’est l’aboutissement d’un long processus de dépossession de soi. Petit à petit, Elvis cesse d’être Elvis et devient même un sosie d’Elvis. La question se pose de connaître l’identité réelle de John et ses rapports à Elvis, John qui, lui aussi, « se perdait, ressemblait de moins en moins à John White, se vidait de sa substance, pour devenir quoi ou qui. »
Calcaire alterne des personnages en infraction avec la loi, trafiquants, groupe extrémiste, et une galerie de paumés, handicapés, marginaux, prostituées.
Corps et habitation
Caroline De Mulder insiste sur le décor de ses romans qu’elle décrit abondamment. Mais le décor est bien plus qu’un cadre. Un rapport consubstantiel unit les personnages et les lieux qu’ils habitent.
Dès Ego tango, un réseau de métaphores se met en place qui confond le corps humain et l’habitation. La moquette est une peau que l’on scalpe, et quand un personnage l’arrache du sol, une parenthèse établit la comparaison : « (Le moment pénible où la chair se détache des os.) » Le corps se pare des caractéristiques de l’habitation. « Son eau de Cologne la décrépit à volonté, et aussi la couche de plâtre clair dont elle s’emmure les traits. » Plus encore, lorsque la narratrice voit un homme qui la trouble : « Tout en moi sèche sur pied quand il est là, mon cœur bat comme plâtre,… » Quand elle est sans réaction face à un homme, une parenthèse s’ouvre qui concrétise cette impression : « (Les murs me digèrent. Je sens mon sang couler.) » Et ce sentiment de dépossession de soi est confirmé quand elle s’imagine avoir « l’estomac muré, les aliments durciront dans mon ventre ». Le nettoyage de l’appartement s’apparente au fait de « décharner l’endroit ». Cette fascination du plâtre permet à l’auteure de détourner joliment une locution : « un emplâtre sur une jambe de soie ». À de nombreuses reprises, les tuyauteries font référence à l’appareil circulatoire ou respiratoire.
Dès les premières pages de Nous les bêtes traquées, le rapport d’interpénétration entre humain et habitation s’affirme. D’abord l’odeur puis l’eau de la maison vont littéralement menacer Marie à tel point qu’elle dit « la maison se met à vous habiter, […] elle vous grince entre les dents, elle vous hante ». La poussière mais aussi la moquette et la tuyauterie sont les moyens de l’habitation pour agresser et s’immiscer. Cela débouche sur un épisode (trop long pour être cité ici) superbement écrit et terrible où la confusion est à son comble, où le corps de Marie et la maison ne font plus qu’une entité et s’échangent leurs caractéristiques et leur vocabulaire (p. 116 à 119). Et même lorsque Marie, abandonnée par Max, quitte la maison et entre en errance, la confusion persiste : « Les robes que je portais, maintenant ce sont elles qui me portent, elles me tiraient à quatre épingles, et maintenant m’épinglent à quatre murs. » Ou « je suis devenue mon propre poids de pierre et de plastique ».
Calcaire représente un point d’aboutissement particulièrement complexe de cette figure. Corps et maison sont étroitement rapprochés dans l’épisode initial où Lies se maquille dans la maison qui va s’effondrer. Le maquillage s’apparente à du plâtre qui coule et le plâtre coulera effectivement quand la maison se sera écroulée. Cette maison qui s’enfonce dans la terre (en étant peut-être la tombe de Lies) désigne alors le sous-sol comme l’endroit central du récit et un lieu de vérité.
Le roman est constitué de séquences clairement identifiables, centrées sur un personnage déterminé, qui en est parfois le narrateur. Progressivement apparaissent cependant des séquences au statut non défini et non assumées par un narrateur identifiable. On comprend néanmoins qu’il s’agit de l’interprétation fantasmatique d’un livre de géologie par un des personnages. Mais en même temps, ces séquences condensent les éléments du réseau métaphorique mis en place par l’auteure.
Au départ, l’eau entraîne les êtres vivants vers les abysses où se déroule le processus de leur décomposition, de leur réduction en poussière, avant que celle-ci ne s’assèche et ne remonte sous forme de pierre calcaire. « Au fond de l’eau dense, la poussière se calme, […] et l’eau la quitte. […] et alors la terre devient calcaire. » L’animal est devenu minéral, « ces pierres ne sont rien d’autre que des os des mammifères ». Dans les carrières, l’homme a retiré des pierres tranchées net, « et on voit alors à nu leurs veines, où le sang ne coule pas ». Ainsi, « les carrières sont l’envers creux du monde. Une cicatrice minérale cachée aux yeux », origine et fin de la vie, lieu fondamentalement secret où se condense et se comprend la vie. Le calcaire apparaît aussi comme la tombe par excellence. Significativement, le roman commence, dans la description de l’effondrement, par cette image d’« une poussière d’apparence presque liquide » retournant « à l’intérieur froid de la terre. »
Les personnages actualisent différemment ces rapports à la pierre. Lies dont le corps se confond avec celui de la maison qui s’écroule est sans doute entraînée dans la tombe ultime, celle de la carrière de calcaire. Frank, amoureux de Lies et qui veut la sauver, se situe dans un état médian. Très régulièrement, ses trous de mémoire et ses absences, séquelles de son AVC, sont décrits en termes de chute, il tombe dans un trou. Il en sort et « même s’il continue à avoir les gestes d’un homme hanté par la raideur et l’immobilité », c’est lui qui se tiendra au bord d’une tombe, où il affirme « tout ce qui reste de nous à la fin des temps c’est un peu de calcaire sous la terre meuble ».
Se surajoute à cela l’idée que « la vie est liquide et chaude, la vie est molle », et quand elle s’écoule, elle débouche sur le séchage, la raideur puis la poussière.
La situation est inversée dans Bye Bye Elvis. Les habitations d’Elvis et, dans une moindre mesure, l’appartement de John sont somptueux. Yvonne pose la question du rapport entre le décor et les êtres, en pensant à son mari décédé qu’elle ne parvient plus à imaginer dans l’appartement où ils ont vécu. Et elle constate ainsi que « les objets meurent aussi ».
Si les habitations d’Elvis et de John sont cossues, le fantasme de la poussière et de la crasse est omniprésent, et la poussière devient la marque du danger que représente l’extérieur. L’auteure joue ici du contraste entre le décor luxueux et la déchéance physique marquée des personnes, en n’en épargnant pas les aspects les plus glauques. Dans ces lieux de confinement, les corps eux-mêmes deviennent des carapaces, des murs infranchissables entre la personne et le monde. Elvis va être seul dans ce « puits d’obscurité » qu’est son corps déformé. Il faut donc « l’enfermer […] dans des murs rouges comme le sang, il faut le murer dans la matrice géante de sa chambre fermée de partout ». Et John vit une expérience semblable à l’hôpital.
La chute, la tombe
La chute est également un thème récurrent. Le tango exige des danseuses de porter des souliers à hauts talons, avec les souffrances que cela impose aux pieds, mais aussi avec les risques de chute. À l’exception de Bye Bye Elvis, cette mention revient dans les romans, souvent liée à la poussière ou la boue. Tomber à cause des ses hauts talons, c’est perdre de sa maîtrise et parfois retrouver la condition modeste dont les femmes des récits sont souvent issues. Mais le sens en est plus général encore, ainsi qu’il apparaît dans cette phrase énigmatique de Nous les bêtes traquées. Marie parlant de Max dit (les italiques sont de l’auteure) : « Tu m’as demandé, un jour que je trébuchais sur des chaussures effilées, tu retombes dans la boue d’où tu viens ? J’ai vu des hommes tomber. »
Car les hommes tombent aussi, mais le sens en est alors différent : la chute les rapproche de la tombe. Ainsi, le tango, comme l’exprime Alexis, c’est vivre « là-dedans comme dans une fosse » ; il ne veut plus être « dans les bras de ces vieilles peaux ».
C’est surtout le cas de Frank dans Calcaire qui régulièrement tombe dans des « trous » dont il ressort, et il restera finalement au bord de la tombe d’un autre. Max également « avait un trou dans le cœur » et Marie s’y jette à corps perdu.
Dans le cas d’Elvis, c’est là encore le défaut de maîtrise de son corps qui provoque les mouvements de jambe qui font pourtant sa spécificité mais qui le mettent toujours au bord de la chute.
Le fait de tomber apparaît donc comme un risque majeur, non pas tant par ses conséquences que parce qu’il est le signe d’une perte d’identité et de rupture dans le corps.
Ces thématiques du malaise, de la dépossession de soi, mais aussi les images entremêlées du corps et de la maison, de la chute et de la tombe se marquent fortement dans chacun des livres et se complexifient au long des quatre romans, leur donnant une profonde cohérence souterraine.
La technique romanesque
Les constructions narratives des romans sont toutes différentes. Ego tango est le monologue d’une narratrice héroïne de l’histoire. Nous les bêtes traquées est principalement raconté par Marie, mais ses propos sont recadrés par l’intervention d’autres narrateurs, Max, le garde du corps, et d’autres.
Bye Bye Elvis alterne des chapitres qui concernent Elvis, racontés par un narrateur extérieur, et des chapitres racontés en « je » par l’aide-soignante de John. La fin du roman, dans sa volontaire duplicité, déroge cependant à cette distribution.
Calcaire est composé de 88 séquences de natures très diverses, centrées sur des personnages différents, racontées selon des points de vue différents. S’en distinguent les étonnantes séquences sur la géologie. L’ultime séquence est précédée du signe de l’infini.
Dans chaque roman, les fins restent ouvertes. Diverses possibilités de clôture sont maintenues en même temps, sans que l’on puisse vraiment décider pour l’une ou pour l’autre.
L’inventivité de la langue
Le travail sur la langue est sans doute ce qui frappe en premier dans les romans de Caroline De Mulder. Dès Ego tango, les phrases sont hachées, inachevées. Les parenthèses, dont on se demande qui de l’auteure ou de la narratrice les ouvrent, donnent un sens autre aux propos tenus. La ponctuation met des virgules ou des points au cœur même de la phrase, manière d’isoler et de mettre en évidence certains mots.
L’inventivité verbale s’exprime spécialement à propos des locutions que l’auteure détourne joyeusement. Elle les laisse inachevées, mettant ainsi en évidence un sens inattendu (« il dormait à poings »); elle en change un mot (« je paie meurtri sur l’ongle »); elle en mêle deux (on peut frapper « brute du collier, franc du décoffrage »). Ces détournements sont le plus souvent le résumé d’un propos. Ainsi, parlant de l’alliance de deux caractères, un faux calme face à une agressive, elle conclut finement : « Une mer d’huile jetée dans le feu ». (Elle invente aussi des proverbes : « Pour un décolleté, jamais hésiter devant un découvert. »)
Calcaire en est un prolongement exemplaire. Caroline De Mulder introduit abondamment des mots et des expressions en néerlandais. Il ne s’agit pas seulement d’un effet de réel, puisque l’environnement et les locuteurs sont néerlandophones. Leurs propos sont repris en français, sauf que régulièrement des locutions flamandes s’invitent dans les conversations. Celles-ci sont traduites littéralement, sans que la locution française équivalente soit proposée. La réalité est ainsi exprimée par les formules d’une autre langue. L’effet est étonnant et heureux, donnant un relief particulier au récit.
Diversité des situations et des milieux, diversité des techniques de narration, très forte cohérence de l’œuvre par les images récurrentes et les réseaux métaphoriques mêlés, inventivité verbale redoublant le propos, sont parmi d’autres aspects ce qui rend la démarche de Caroline De Mulder intéressante et nécessaire. Notons qu’elle est aussi essayiste et chercheuse en littérature. Mais ceci est une autre histoire.
Joseph Duhamel
Article publié dans Le Carnet et les Instants n° 194 (2017)