Corinne Hoex : « Couper le lien pour se sauver »

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Corinne Hoex

Avec trois romans écrits sur presque dix ans, Corinne Hoex a fait une entrée remarquée dans le monde de la littérature. Pour dire la violence dans les relations humaines, et plus particulièrement les relations mère-fille, elle a trouvé une écriture hors du commun, « au plus proche de l’émotion ».

Licenciée en histoire de l’art et archéologie, Corinne Hoex vit à Bruxelles où elle a enseigné, été chargée de recherches et documentaliste. Elle a publié plusieurs études sur les arts et traditions populaires. Depuis 2001, elle se consacre à l’écriture de fiction et de poésie. Elle est surtout connue du grand public pour ses trois romans parus aux Impressions nouvelles : Le grand menu, Ma robe n’est pas froissée et  Décidément je t’assassine.

En 2001, elle frappe fort avec son premier roman, Le grand menu, qui lui vaut d’être invitée en direct à l’émission de Bernard Pivot Bouillon de Culture.

« Ce fut un baptême du feu. Quand l’éditeur me l’a annoncé je n’y croyais pas. Je n’aurais jamais imaginé prendre part à cette émission mythique. Je n’avais jamais parlé dans un micro ou à la télé et là je me suis retrouvée en direct ! »

L’émission, qui devait disparaître deux mois plus tard, marque un départ fulgurant dans sa vie de romancière.

« C’était une récompense après des années de travail acharné sur le texte. C’est aussi à partir de ce roman que j’ai vraiment appris à écrire. J’avais des centaines de pages, il a fallu élaguer, apprendre l’économie, comprendre que jeter est parfois mieux qu’ajouter. Il y avait beaucoup trop d’explication, de commentaire, d’analyse. Ce qui m’intéresse c’est de rester en retrait, ne pas expliquer au lecteur. A lui de prolonger mon écriture par la lecture. »

Ce premier et remarquable roman donne le ton de ceux qui suivront : une enfant unique vit dans la maison de Papa et Maman, personnages inquiétants qui n’y sont que rarement mais se trouvent partout. Dans cette maison bourgeoise qui contient des trésors mais où tout est figé, meubles et objets s’exposent comme au musée. Ces trésors hostiles angoissent l’enfant, dont l’imagination happe le lecteur dans ce monde qu’elle  redessine et qui n’a rien de l’image d’Epinal. Le parquet luit comme de l’eau. Le soir surtout sous la lumière des lampes. Sans les tapis je me noierais. 

La fillette refuse d’être dupe et de se croire aimée. Elle ne ressent aucune filiation avec Papa et Maman. Ce sont des noms qu’on donne, qu’ils disent qu’il faut donner. Il y a les voix, les gestes, les yeux… Je ne suis pas l’enfant de ces gestes, de ces voix, de ces yeux. Elle s’imagine de vrais parents perdus, à la beauté terrible, vrais et forts comme des personnes vivantes. En attendant il faut survivre. Et pour cela ruser, être docile et sage. Ce sont des gens puissants, jaloux, terribles. Je dois rire de leurs rires. Trembler de leur colère.

« J’écris pour chercher quelque chose que je n’ai pas encore trouvé »

Ce contact direct que l’auteur semble avoir miraculeusement conservé avec l’enfance, à la fois ignorante et totalement lucide, fait de son premier roman un coup de maître.

« Ce qui m’intéresse dans mon travail est de ne pas savoir où je vais. Quand j’écris je suis plutôt en relation avec l’inconscient que le conscient. Si j’écris c’est pour chercher quelque chose que je n’ai pas encore trouvé. Je cherche l’inconnu, ce qui m’incite à poursuivre mon travail d’écriture. »

Dans cet univers où chaque chose est à sa place, les parents ne maîtrisent pas tout. L’enfant n’est pas comme ils l’auraient voulu. La famille est dysfonctionnelle. C’est le règne du déni, cette violence subtile qui vide les êtres de leur substance. Si je crois que j’ai froid je n’ai pas vraiment froid. Ce sont des idées. Terrible violence que ce déni de l’être. La petite fille ressent qu’elle n’est pas la bienvenue pour ce qu’elle est. Qu’il lui faudra apprendre à devenir une autre, moins décevante.

Ce roman et les suivants ne décrivent que ce qui est vu et entendu, sans misérabilisme ni auto apitoiement, avec un simple constat : l’amour est absent. À l’exception toutefois de brèves incursions dans l’imaginaire de l’enfant ou dans le ressenti de la femme adulte en bute aux éternelles dérobades de sa mère.  Aucune raison ni explication ne sont jamais données. Aucun jugement non plus. D’où cette écriture « sobre », « chirurgicale », « d’entomologiste » que la critique prête à l’auteur.

«  C’est ma façon de faire les choses: les esquisser, travailler dans l’ellipse. Rester en dehors de l’explication de manière à ce que l’émotion puisse encore appartenir au lecteur. Prise dans le huis clos du triangle père–mère–enfant, la petite fille raconte ce qu’elle voit, sans commentaire, jugement ou analyse

hoex ma robe n'est pas froissée

C’est toujours ce déni que l’on le retrouve dans Ma robe n’est pas froissée, le deuxième roman de Corinne Hoex qui paraît en 2008, et qui commence avec la maladie puis la mort du père, que la mère persiste à nier. « ‘Ce n’est pas grave’, affirme-t-elle, alors que le cancer envahit ton foie et tes poumons. ‘Tout au plus une jaunisse. Peut-être un peu de bronchite.’ Ce roman en trois actes s’achève sur le paroxysme de la violence physique, puisque l’éducation reçue mène presque naturellement la narratrice à devenir objet sexuel d’un fiancé, garçon charmant mais un peu impulsif, amateur de violences conjugales, dans le déni complice du couple parental.

Le meurtre symbolique de la mère

Quand elle s’exprime Corinne Hoex est extrêmement vivante et volubile, même si, à l’image de son écriture, sa parole est très précise, ponctuée de petits gestes des mains. Rien à voir avec les narratrices de ses romans, silencieuses et observatrices, que d’aucuns pourraient qualifier « de femmes qui subissent, plus spectatrices qu’actrices de leur vie. »

« Certainement pas ! Dans mon premier roman une fillette observe avec candeur et relate ce qui se passe. Elle subit certes, mais comme tout enfant subit. Dans le deuxième la narratrice montre ce qu’elle a subi de la part de son père et de sa mère, et qui la téléguide en quelque sorte à devenir l’objet de l’homme qu’elle rencontre, parce qu’elle n’a été préparée qu’à cela. Dans mon dernier roman, une fille accompagne sa mère malade jusqu’à la mort, en espérant toujours une parole d’amour qui ne viendra pas. La narratrice n’accèdera enfin à une existence propre qu’après avoir accompagné sa mère dans la mort puis vidée sa maison. Quand elle se trouvera confrontée à tout ce que contient cette maison, ce monde matériel surinvesti par ses parents, et en situation d’évacuer cela, elle aura un défi à relever : soit continuer à chercher dans l’immense absence que contiennent les objets, une présence maternelle qui n’a pas eu lieu, soit décider de se libérer de cette illusion. C’est ce qu’elle choisira. Le roman se termine d’ailleurs par une scène d’enfance où la narratrice, se dégageant des bras de sa mère, fait ses premiers pas. Ce n’est donc pas une femme qui subit, mais une femme qui décide de faire son deuil. »

D’où le titre du roman, Décidément je t’assassine, réflexion ironique que la narratrice s’adresse à elle-même face aux rebuffades de sa mère jusque dans ses derniers retranchements de malade, mais qui dans le titre, évoque le meurtre symbolique de celle-ci.

« Après la mort de la mère, sa fille doit vider la maison, forteresse inaccessible à laquelle elle n’avait pas accès. Cette maison interdite lui devient obligatoire. Elle est remplie d’objets et de « trésors » vides de sens. A travers leur inventaire, la narratrice guette ce qui aurait pu être de l’amour, mais réalise que c’est un fantasme. Au lieu de s’inventer une relation qui n’a pas eu lieu, de se mettre à vouer un culte à cette mère à travers ce qu’elle laisse, elle choisit la réalité. Elle décide de survivre à son attente et de couper le lien pour se sauver. C’est cela, le meurtre symbolique du parent dont on a attendu si intensément quelque chose qui n’est jamais venu. »

Dans ce nouveau roman, qui décrit dans sa première partie la mort de la mère lors d’un séjour à l’hôpital, à laquelle ni elle ni sa fille ne se sont préparées, Corinne Hoex accomplit l’exploit de cerner de tout près une réalité très crue sans pour autant rebuter le lecteur.

« Dans l’écriture je me mets au plus près de mon émotion. Mon écriture vient, et elle a ce ton d’économie qui dans ce roman est aussi celui de l’urgence, puisqu’il raconte la mort brutale de la mère à l’hôpital suite à une complication bénigne. Dans chaque visite à sa mère, il y a chez la narratrice l’attente d’une parole d’amour. Mais la mère est une citadelle qui ne se laissera jamais atteindre. Il y a donc l’attente de la fille, dans l’urgence de la maladie qui évolue. La mère meurt en trois semaines. J’ai rendu cette brièveté en étant simplement connectée à l’intensité de ce qui se passait. La violence relationnelle est le point d’ancrage de mon travail. Dans Le grand menu on y assiste par le regard de la petite fille livrée à des adultes qui lui imposent leur mal-être et leur façon de vivre. Les romans suivants dénoncent cela aussi. Dans mon dernier livre, j’évoque également la violence de l’hôpital : la mère meurt de façon abrupte aux soins intensifs. Un quart d’heure après il faut évacuer la chambre. »

On pourrait penser que les trois romans constituent une trilogie et que l’on retrouve les mêmes personnages à différents stades de leur vie. Pourtant chacun est bien distinct. L’auteur ne les a aucunement conçus comme un triptyque.

« Dans les trois romans je décortique les relations familiales et tout ce qui s’y passe de violence sous jacente. Tous dénoncent l’abus de pouvoir mais aucun ne constitue la suite de l’autre. On retrouve un même genre de figure maternelle, mais qui n’est pas le même personnage : d’ailleurs dans Ma robe n’est pas froissée la mère meurt dans une maison de retraite sur la côte belge, alors que dans Décidément je t’assassine elle décède dans un l’hôpital en haut de sa rue.  »

La poésie pour respirer

Trois variations sur un même thème, douloureux. Des phrases courtes, entrecoupées de silence. Une écriture parfois crue, qui relate des rapports violents, désespérés, mais qui reste pourtant empreinte de poésie, ce qui reste une gageure, qui s’explique peut-être par ceci : si presque dix ans se sont écoulés entre les trois romans, entre chacun d’eux ont paru des livres de poésie : Cendres en 2002 aux Éditions Esperluète, Contre Jour en 2009 aux Éditions Le Cormier, et La nuit, la mer en 2009 aux Éditions Didier Devillez.

«Pour moi la poésie est faite de sensualité et de silence. Et de fait il y a beaucoup de non‑dits et de silences dans mes romans, ce qui laisse une part à l’imaginaire du lecteur et au transfert que celui-ci peut faire de sa propre histoire. La poésie passe aussi par tout ce qui est sensuel : dans mes romans, ce sont les arbres, le jardin, les hortensias, et bien sur la mer. Chacun de mes romans a pris plusieurs années car j’y reviens très souvent. J’élague, je retravaille, je dégraisse. J’explore ma réalité et mon émotionnel : ce que je perçois, mon regard sur les choses. Il y a aussi ce travail d’économie, puisque  j’essaye d’être le plus en retrait possible. »

Heureusement qu’il y a la mer, puisque le regard maternel, si fugitivement beau et bleu, se dérobe sans cesse. A la maternité maman regardait au loin sans même voir les fleurs sur la table et elle voulait pleurer (Le grand menu). Pourtant Maman est une femme forte, une femme à poigne et une femme d’affaires, issue d’une lignée de femmes qui ne pleuraient jamais. Mais il y a cette fuite terrible de son regard,  que toute sa vie la fille cherchera à retenir. (…) s’il y a les voix, les gestes, les yeux, il y a aussi les obstacles dans les yeux. Les ombres qui se cabrent et refusent de suivre (Le grand menu). Faute de pouvoir prendre appui dans ce regard, la narratrice contemple tout ce qui l’entoure, qui est beau, qui repose et console, avec avidité : le jardin, la pluie, les plantes, la mer et la plage. Là-bas, sur la mer, des voiliers glissent en silence. (…)Le losange rouge d’un cerf-volant palpite là‑haut. (…)Une fillette devant sa cabine a dressé son magasin de fleurs (…) Rien ici ne connaît l’angoisse de vivre. La menace terrible de l’amour (Ma robe n’est pas froissée).

Ces silences permettent au lecteur de respirer avec elle, tout comme les énumérations des marques des crèmes solaires de sa mère, de ses lieux de villégiatures ou de ses trouvailles au scrabble.

« La mère est une femme très active qui aime jouer pour le plaisir de se battre et de gagner. C’est une lutteuse, admirable en ce sens qu’elle se bat contre la mort, avec un féroce désir de vivre. Cette espèce d’appétit fait qu’elle aime les jeux : de cartes, mots croisés, scrabble. Les lettres et les mots valent pour leur pesant de points. Alors que la narratrice et moi-même y voyons le sens, la poésie, ce qu’ils induisent.»

Il y a aussi le vocabulaire très riche des mots de la maison et des objets, que l’on découvre avec bonheur, les jeux avec les mots. Et la bienheureuse distanciation de l’humour : (…) elle s’agite beaucoup auprès de ton corps malade. Elle se met du fard sur les joues et la bouche. Elle se teint les cheveux en noir. Mais elle n’empêche rien. Une repousse blanche peu à peu apparaît. Sa coiffure est un faire-part mortuaire  (Ma robe n’est pas froissée).

On cherche tous la mère que l’on n’a pas eue et il arrive un moment où il faut bien en faire son deuil. C’est cela devenir adulte. C’est de cette quête d’amour, de son échec et du deuil à accomplir, que parlent les romans de Corinne Hoex, qui par la beauté de leur style, et parce qu’ils se confondent et forment pour le public un tout presque indistinct, s’apparentent déjà à une œuvre

Anne-Marie De Wilde


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°165 (2011)