Le rayonnement d’un poète, Européen avant la lettre

Catalogue illustré de l’exposition Verhaeren.Un poète pour l’Europe, 80 p.
Émile VERHAEREN, Les villages illusoires, 2016, Espace Nord, 224 p., 9 €
Émile VERHAEREN, Les Villages illusoiresDorpen van zinsbedrog, traduit par Stefaan Van den Bremt, gravures d’Henri Ramah, 2016, Louvain, éd. P, 80 p.
Émile Verhaeren Veerman, poèmes choisis et traduits par Koen Stassijns, 2016, Lannoo, Tielt, 364 p.

verhaeren europePoète majeur, dramaturge original, critique d’art intuitif et pénétrant, Émile Verhaeren est l’une des grandes figures de notre histoire, de notre culture. L’une des plus chères, qui a marqué notre sensibilité de son souffle, son lyrisme, sa force, sa ferveur.

Chacun de nous garde en mémoire tels vers, telles proses aux accents personnels ; évoque son souvenir en se promenant dans les doux paysages des rives de l’Escaut qu’il a tant chantés.

Mais ce qu’on ne soupçonne pas toujours, c’est le rayonnement de son œuvre et de sa personnalité, célèbres dès la fin des années 1890, et avec plus d’éclat encore entre 1900 et 1910, dans l’Europe entière et jusqu’en Russie. Sa foi dans le vieux continent, son aspiration à une Europe unie, exemplaire (« L’Europe est une forge où se frappe l’idée »).

C’est cette dimension que met en lumière l’exposition Émile Verhaeren. Un poète pour l’Europe, qui fait les beaux jours du musée Verhaeren à Saint-Amand, son village natal, jusqu’au 27 novembre, date anniversaire de la mort accidentelle du poète, le 27 novembre 1916, dans la gare de Rouen. À travers des tableaux (magnifiques portraits par Georges Tribout, Léon Spilliaert, Louis Hayet…). Des livres rares, entre tous un exemplaire unique du recueil Les tendresses premières, illustré par Spilliaert, exposé pour la première fois. Des éditions originales. Des recueils illustrés par Théo Van Rysselberghe, Fernand Khnopff, Odilon Redon, Henri Ramah… Des revues, des photographies, des lettres de Rodin, Marinetti, Stefan Zweig, Rilke (particulièrement belle)…

Un précieux catalogue retrace la courbe d’une vie, les étapes d’une œuvre.

Grand voyageur jamais rassasié d’horizons nouveaux, porté par une curiosité ardente, un enthousiasme fougueux, Verhaeren s’est fait passeur de mouvements littéraires et artistiques ; tribun d’une Europe fraternelle et radieuse. Célébrant les technologies nouvelles, sans taire les méfaits d’une industrialisation brutale dans le monde agricole. Croyant en l’avenir avec une générosité, un optimisme indéfectibles, qui irradient dans Les visages de la vie (1899), La multiple splendeur (1906).

Dès le milieu des années 1880 (il a à peine trente ans), il rencontre à Paris Joris-Karl Huysmans, Mallarmé, André Gide, Francis Vielé-Griffin, Jean Moréas… Se lie avec Stefan Zweig, Rainer Maria Rilke.

Mais il se passionne aussi pour Les esthétiques modernes (titre d’une de ses conférences). Suit de près Les XX, puis La Libre Esthétique, groupe d’artistes belges incarnant l’avant-garde face aux salons officiels. Publie dans diverses revues, tels L’Art moderne, La Revue Blanche, d’innombrables articles sur les plasticiens de son époque : Monet, Ensor, Rodin, les néo-impressionnistes Seurat, Signac, Maximilien Luce, Théo Van Rysselberghe…

La réédition de son œuvre complète (publiée initialement à Bruxelles chez Edmond Deman) au Mercure de France, en 1895, en assure une large diffusion et marque sa consécration sur la scène littéraire.

Patriote et universaliste

De grandes tournées le mènent bientôt en Allemagne, où son théâtre surtout est porté aux nues (Les aubes, Le cloîtrePhilippe II…), en Autriche, aux Pays-Bas, en Angleterre, en Russie où il suscite un véritable engouement du public, tant lettré que populaire… C’est le temps de la gloire.

Sa terre natale reste toutefois au cœur de sa poésie. En témoignent superbement les cinq recueils qui composent Toute la Flandre, des Tendresses premières (1904) aux Plaines (1911).

 « Jusqu’au seuil de la guerre, l’attachement à son peuple et à son pays conduit le poète de Sint-Amands à plaider sans relâche pour l’ouverture des frontières, la découverte de nouveaux horizons et la fraternité universelle. Chez lui le patriotisme et l’universalisme vont main dans la main », souligne Vic Nachtergaele.

Lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, son idéal de paix, d’union des peuples libres et solidaires, est foudroyé. La haine de l’Allemagne l’étreint, au point qu’il rompt du jour au lendemain avec son ami, traducteur et biographe Stefan Zweig, qui l’avait imposé, avec un talent et une détermination rares, dans le monde germanophone.

Emporté par un patriotisme exalté, il prend de plus en plus la stature de poète national. Est révéré comme un monument, lui qui fut un rebelle, un anarchiste.

On découvre, sous la plume de David Gullentops, un Verhaeren « Européen avant la lettre », authentique précurseur lançant l’idée d’une revue internationale, qui réunirait poèmes et textes en quatre langues (français, anglais, allemand, néerlandais) ; dessinant le projet d’échanges d’étudiants (audacieuse préfiguration d’Erasmus), visant à favoriser chez les jeunes le sentiment d’appartenance à l’Europe. « Il importe qu’on considère de plus en plus l’Europe comme un tout dont les différentes nations seraient les provinces et les départements. Malgré les guerres entre pays, il est fatal que les états unis d’Europe se fassent un jour », affirmait-il.

On s’émeut à la lecture de son exposé à Moscou, en 1913, sur le thème de la Flandre. Ode vibrante à Saint-Amand : « J’aime violemment le coin de sol où je suis né. […] Mon village fait comme partie de mon être ».

Et l’on se prend à vouloir revenir au texte, réentendre ce verbe, ce rythme (à ses yeux, « le mouvement même de la poésie »), singuliers, retentissants, prenants.

verhaeren villagesPrécisément, Espace Nord réédite Les villages illusoires (1895), précédé de Poèmes en prose et d’extraits des trois recueils formant ce qu’on a coutume de nommer « la trilogie noire » : Les soirs, dédié à Georges Rodenbach, ami de jeunesse et de toute une vie,  Les débâcles (tous deux parus en 1888), Les flambeaux noirs (1891).

Souvent considéré comme le chef-d’œuvre de celui en qui Werner Lambersy, dans sa préface, voit « le poète d’une communion très contemporaine, loin des vanités des avant-gardes devenues vieilles, loin aussi du bercement confortable des classicismes en toc », le recueil, dédié à Camille Lemonnier, s’ouvre par l’inoubliable poème Le passeur d’eau, gardant au creux du désastre « le roseau vert entre ses dents ». Dresse dans son sillage, pareillement aux prises avec les éléments hostiles, Les pêcheurs « noirs du noir tourment ». Les cordiers. Le fossoyeur. Le meunier : « Il effrayait par le silence / Dont il avait, sans bruit / Tissé son existence ». Le sonneur qui « Jette, à pleins glas, sa crainte et sa démence ». Le forgeron qui « Martèle, à grands coups pleins, les lames / Immenses de la patience et du silence ».

Nous fait sentir La pluie « Fine et dense, comme la suie », La neige : « Le gel descend, au fond des os / Et la misère, au fond des clos, / La neige et la misère, au fond des âmes ». Le vent : « Sur la bruyère longue infiniment, / Voici le vent cornant Novembre ». Les meules qui brûlent

« J’ai recherché dans Les villages illusoires, expliquait Verhaeren, cité par Christian Berg dans sa postface, à créer des symboles non pas avec des héros, mais avec des gens tout simples et ordinaires. […] L’intervention de la nature me fournit le moyen d’illimiter sur le plan de l’imagination maîtresse ces humbles vies. »

En cette année du centenaire de la mort du poète paraissent des éditions bilingues (français-néerlandais) qu’on est heureux de saluer.

DorpenVanZinsbedrog-VP.qxdLe poète Stefaan van den Bremt, qui a livré récemment la première traduction intégrale de la trilogie Les heures (Tuin van de liefde), signe aujourd’hui, sous le titre Dorpen van zinsbedrog, la traduction complète des Villages illusoires, illustrée des gravures d’Henri Ramah. Se tenant au plus près du texte, il en restitue fidèlement le ton, la respiration, les couleurs vives ou sombres.

L’anthologie Émile Verhaeren Veerman (Émile Verhaeren Passeur d’eau) propose un vaste ensemble de poèmes choisis et traduits par le poète Koen Stassijns : l’aboutissement de trois ans de travail et de joie, selon ses propres mots.

Les vingt-sept recueils sont représentés, depuis Les Flamandes (1883) jusqu’aux Flammes hautes, poèmes de guerre publiés après la mort de l’auteur.

verhaeren stassijnKoen Stassijns a pris la liberté de se reporter aux versions initiales des poèmes, que Verhaeren a souvent remaniées, polies, poussé parfois par les critiques acerbes que lui avaient values ses « barbarismes » (il n’hésitait pas à bousculer la syntaxe, à multiplier hardiment les néologismes…) déroutant, sinon heurtant, le public francophone et surtout français. Mais, adoucissant certaines rugosités de sa poésie, il en a, ici et là, enlevé « le poivre et le sel », estime le traducteur, qui a choisi d’en revenir à la forme première. Pour rendre pleinement au texte « sa force, son rythme et son inventivité poétique », note Rik Hemmerijckx, le conservateur du musée Verhaeren.

La mort du poète, voici cent ans, laissait un vide immense, que Rilke a cerné par ces mots bouleversants : « Ce grand cœur ne nous aidera plus à recréer la vie. »

Francine GHYSEN

 

Musée Émile Verhaeren, E. Verhaerenstraat 71, 2890 Sint- Amands, T. 052. 33 08 05, www.emileverhaeren.be