Tout sauf l’ennui

Thierry DETIENNE

ryelandtEmployé de poste, Antoine Friedman vit en apesanteur. Son existence insipide lui est comme étrangère, il est en attente de changements dont les contours incertains en font un acteur passif. Mais il est profondément habité par le sentiment que tôt ou tard, il sera appelé à un destin héroïque quand le signal lui sera donné qui fera de lui un cavalier. À la merci des autres, il croise le parcours de Louise, belle Biélorusse au passé tortueux et torturé. Victime d’un maquereau sans scrupules, elle cherche la passion sincère et croit la trouver auprès d’Antoine. Mais ce dernier, quoique sensible à ses charmes, est en quête d’autre chose de plus palpitant, qui donne enfin un sens à sa vie. Son travail de postier, et surtout ses relations avec ses collègues, prennent de moins en moins d’importance, jusqu’à disparaître à ses yeux, devenant « une sorte de chuchotement à peine audible, mais permanent ». Privé de son travail à force de nonchalance, il rencontre un homme répondant au doux nom d’Aston Martin. Malfrat impliqué dans de sombres trafics, l’inconnu trouve en Antoine un collaborateur idéal. Sans poser de questions, juste émoustillé par le parfum de risque qui le sort de l’insignifiance et par la promesse d’argent facile, il accepte de devenir convoyeur régulier au volant d’un 4X4 rutilant et puissant qui lui sert de monture et avec lequel il parade dans Bruxelles. Il lui suffit de transporter des colis en échange de fortes sommes d’argent qu’il s’empresse de dépenser en frais amoureux, au grand plaisir de Louise à qui il cache sa perte d’emploi. Car dans ce roman dont les séquences narratives s’enchaînent sans marquer de pause, chacun des personnages roule pour lui. Des alliances se nouent et se dénouent, les uns acceptent de les conclure pour un temps avec d’autres car elles leur ouvrent des portes nouvelles leur permettant d’accéder à l’argent, à la vengeance ou de sortir de l’ennui. Antoine Friedman  reste fasciné par la figure de Wilbur, un ami de longue date qui vit dans la Montagne Bleue et qui fait office de gourou distillant ses sentences depuis son ermitage. Mais cet ensemble de relations fondées sur de faux semblants est à la merci du moindre grain de sable. Les missions d’Antoine lui laissent cependant le temps de s’initier au maniement des armes, ce qui va lui permettre de régler quelques comptes avec l’homme qui a séquestré Louise et avec son propre patron qui fut son client. Jusqu’au moment où les événements se précipitent et où les coups de feu couvrent les bruits de galop et les paroles du groupe Louise Attaque qui ne cessent de lui occuper l’esprit. Cette chevauchée macabre au pays de la pègre n’est pas rythmée que par les séquences d’un thriller. Antoine Friedman est un incorrigible rêveur et dans son esprit, le passé prend un malin plaisir à se mêler au présent. En fait, il joue sans crier gare à une forme de dédoublement qui donnerait du fil à retordre au thérapeute qu’il ne consulte pas. Car aux refrains de Louise Attaque se superposent des passages de la Chanson de Roland, galopade par excellence, qui prennent possession de son esprit et du décor de la Montagne Bleue. On le voit, l’univers d’Antoine est encombré de rêves aux consonances littéraires et chevaleresques qui contrarient son rapport à la réalité, mais dont les séquences le propulsent brusquement dans la conquête amoureuse et le combat contre de vagues forces du Mal. Le tout sans qu’il mesure lui-même le moment où il franchit la frontière de l’irréel et de l’irréparable. En arrière-fond de ce portrait de malfrat improvisé et maladroit, qui transporte à son insu des fortunes en billets de banque, le roman décline toute une galerie de portraits de truands actuels. S’y trouvent brassés pêle-mêle la traite des êtres humains, le blanchiment d’argent, les réseaux de passeurs de clandestins, les trafics en tous genres, la seule régulation étant celle imposée par le plus fort et le plus rapide. Au milieu  de ce tourbillon de criminalité, il faut régulièrement du sang neuf, des hommes de paille qui se recrutent aussi parmi les plus faibles, ceux qui n’ont rien à perdre et que le réseau propulse dans un statut inespéré. Ces êtres ont la gâchette facile et ils sont prêts à tout tant que le jeu dure, et cette réalité nous évoque singulièrement et tristement l’actualité de ce début d’année 2015. Martin Ryelandt vient du monde de la BD et cela se sent. Le cavalier est le deuxième  roman d’un écrivain qui a plus d’une corde à son arc, dont celle de la connaissance du monde psychiatrique qu’il côtoie comme professionnel.

  • Martin RYELANDT, Le cavalier, Bruxelles, maelstrÖm, 2014, 228 p., 15 €