Marc PIRLET, Histoire de Bruna, Murmure des soirs, 2014, 188 p., 10 €, ISBN : 978-2-930657-23-3
Alerté par un ami, l’écrivain liégeois Marc Pirlet rencontre une rescapée des camps de la mort. Elle est d’origine polonaise, s’appelle Bruna, approche des nonante ans, et habite Seraing. Elle va lui confier pour la première fois le récit détaillé de l’enfer qu’elle a vécu. Pourquoi si tard ? Comme c’est souvent le cas pour des personnes qui ont connu l’horreur, c’est au soir de leur vie qu’elles consentent à briser le silence dans lequel elles s’étaient enfermées depuis leur retour parmi les vivants, conscientes de ce que la réalité avait d’indicible. Comme le dit Bruna elle-même : « Personne ne peut comprendre. On peut expliquer tant qu’on veut, personne ne peut comprendre ». Toutefois, ces confidences tardives ont souvent la même explication « libératoire » que celle rapportée par Pirlet à propos de Bruna : « Elle a tellement souffert, elle a côtoyé tant d’horreurs, que la perspective de disparaître sans que soit conservée une trace de ce qu’elle a vécu lui est devenue, au fil des ans, insupportable ». Il faut préciser ici que le livre ne constitue en rien une évocation romancée à partir de souvenirs vécus, mais bien une relation scrupuleuse des faits et des propos recueillis et enregistrés par l’auteur. Et c’est une de ses grâces que d’éviter tout pathos qui privilégierait une émotion convenue plutôt que celle, autrement authentique et agissante, induite par la stricte réalité et par le souvenir de ce qui ne peut s’oublier.
Autre question : à quoi bon un texte de plus sur l’univers concentrationnaire alors qu’ils sont déjà fort nombreux? La réponse est donnée par la vie elle-même. Il ne s’agit pas d’un livre « sur », mais de l’histoire « de ». Celle d’une femme, celle de Bruna, un être « unique et irremplaçable » et de son comportement personnel – psychologique et simplement humain – face à ce degré du pire atteint par un régime et par ses bourreaux. Notons encore que si, au fil de ses souvenirs, Bruna en vient à pleurer en silence, « c’est sur les autres qu’elle pleure, ses compagnes et compagnons de misère, jamais sur elle-même ».
Juin 1941. Née dans une famille d’émigrés polonais, Bruna vient d’avoir 16 ans quand elle est arrêtée par la Gestapo à son domicile de Seraing où elle vit avec sa mère et son frère. Auparavant, poussée par le besoin, la famille Goldyn avait quitté la Pologne pour gagner le nord de la France où le père de Bruna allait exercer son métier de mineur. Après un bref retour au pays natal et de nouvelles déconvenues, les Goldyn émigrent à Seraing. En 1940, la famille, tragiquement dispersée lors de l’exode, finit par se retrouver à son domicile sérésien, à l’exception du père, disparu dans la tourmente.
Commence alors le calvaire de la jeune fille Bruna, emmenée avec son frère par les deux sbires, violents et déconfits de n’avoir pas trouvé leur père au domicile. Les deux adolescents sont séparés après leur arrivée à la Kommandantur de Liège, installée au Palais des Princes Évêques. Elles sont ensuite une vingtaine de femmes à être transportées par camion en Bavière pour travailler dur dans une usine Siemens. Puis, suite à ce qui sera considéré comme des provocations ou des insoumissions, ce sera cette descente aux enfers jalonnée, entre autres, par les noms de Cobourg, Nuremberg, Ravensbrück et finalement Bergen-Belsen où, le 15 avril ‘45, les Anglais découvrent l’insoutenable spectacle de centaines de morts-vivants dont beaucoup ne survivront pas. Bruna a 20 ans et doit sa survie, toutefois très précaire, à la chance sans doute, mais surtout à une volonté et une force d’âme avérées par les épreuves d’une incroyable cruauté qu’elle a vécues et surmontées. Outre la faim et le froid extrêmes, c’étaient la sauvagerie des punitions corporelles et psychologiques, le sadisme démoniaque des surveillants mâles et femelles, les expériences chirurgicales, le coltinage des cadavres, les exécutions quasi routinières pour le moindre prétexte ou, pire, pour le simple plaisir, que ce soit par les armes ou, plus raffiné, par la dent des chiens. Si ce récit fidèlement rapporté par Marc Pirlet est hallucinant, il montre jusqu’à quel point l’humain est capable de s’abaisser mais aussi de s’élever. Et il se trouve sur tant de fumier, une fleur que Bruna a toujours cultivée et qu’elle cultive encore à travers les souvenirs et les années : celle de l’amitié – aussi périlleuse que précieuse – vécue avec des compagnes d’infortune.
Ghislain Cotton
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