Un coup de coeur du Carnet
Éric VAN DEN ABEELE, Léopold II. Caricatures d’un roi, Bruxelles, Luc Pire, 2014, 160 p., 29 €
Avec la bouille en poire de Louis-Philippe en France, le faciès royal qui inspira le plus volontiers la presse satirique du XIXe siècle fut celui de Léopold II. Déclinée en objets (statuettes, coupe-papier, pipes) ou sur tous les supports imaginables (timbres, publicités, cartes d’affiliation à un club, éventails, etc.), la silhouette reconnaissable entre mille du souverain à la redingote sombre aura pullulé durant un règne long de quarante-quatre ans. Le riche ouvrage Léopold II. Caricatures d’un roi d’Éric Van Den Abeele nous permet de mesurer cette omniprésence de Léopold II dans le champ de la représentation caricaturale.
Avant que d’être chargé d’enseignement à l’IHECS et Maître de Conférence, Éric Van Den Abeele est un passionné. Dans l’avant-propos de son vaste inventaire, il raconte comment lui fut communiqué, sans qu’il en prenne de suite conscience, un virus que l’on pourrait baptiser la « léopoldeuzomanie ». En effet, notre homme – qui n’est autre que le descendant lointain de Jules Thiriar, médecin personnel et ami intime de Léopold II – se vit offrir des mains de son arrière-grand-mère un carnet de cartes postales où le monarque était moqué. Résultat : trente-cinq années de recherches et de collecte acharnée, pour aboutir à la constitution d’un fonds à nul autre pareil.
Outre la vertu de patience, il faut avoir celle de générosité pour ainsi accepter de partager avec le public les trésors que d’autres posséderaient comme un secret jaloux. Van Den Abeele, lui, a tout sorti. Il a sélectionné les spécimens les plus éloquents, les plus frappants aussi. Il s’est également associé avec un vrai spécialiste pour créer un objet livresque qui tient déjà lieu de référence. Le travail de l’éditeur est à saluer ici, qui aura déployé toutes ses compétences en matière de graphisme, de typo, de papeterie aussi – car le plaisir visuel est doublé par la sensualité du toucher qu’offrent des pages robustes et délicates à la fois, mi-mates mi-brillantes et somptueusement colorisées.
La troisième qualité de l’auteur est sa clarté pour transmettre la somme de ses connaissances. Avant de nous plonger dans l’intimité de « Léo », de ses frasques et fredaines, des bâtards qu’on lui impute et des putains dont on le bâte, Van Den Abeele prend soin de recontextualiser ce foisonnement pictural autour d’un seul homme. Il esquisse ainsi, dans une introduction sans faille, l’histoire de la presse, au temps où elle usait et abusait de sa liberté d’expression. Il y a là bien des leçons à tirer en des temps où les dessinateurs ont la vie dure et la mort violente.
Quel mordant, en effet, quelle férocité, et quelle savoureuse cruauté sous la plume des aquafortistes, lithographes et autres crayonneux que nul pouvoir ne semblait effrayer, si haut son trône fût-il juché ! Durant ce qui fut pour certains « la Belle-Époque », la minuscule Belgique n’a rien à envier à ce propos à la France, avec ses centaines d’organes de presse, éphémères certes, mais tellement vivaces qu’un scrutateur aussi méticuleux que Van Den Abeele lui-même n’a pu les recenser de manière exhaustive.
Dès lors les camouflets s’abattent, en trois coups de mine à plomb ou au portrait-charge selon les styles. Sur la barbe arrogamment blanche et lissée, qu’il est bien tentant d’arroser avec le sang du Congo. Sur les capots rutilants des voitures de collection et sur la peau satinée des cocottes qui vrombissaient autour de Sa Majesté. Sur l’hybride « Cléopold » que forme l’amateur de théâtre, et surtout de coulisses, quand on l’imagine emmanché avec l’ingénue de Mérode. Même autour de son cadavre, il se danse une gigue effrénée, au rythme du grand train que lui-même mena quand, insatiable « vieux marcheur », il se tenait debout…
On croise beaucoup de signatures célèbres : Jossot, Caran d’Ache ou Willette. Même notre James Ensor s’y est essayé, dans La Belgique du XIXe siècle, où il situe Léopold dans les nues, en Dieu le Père toisant derrière des besicles son peuple piétiné par la milice. Mais le génie de la satire pure se rencontre sous la plume des anonymes ou des méconnus. Ainsi la carte européenne des Amis de John Bull établie par Fred. W. Rose est une merveille d’intelligence géopolitique et se lit en ses moindres détails comme un pamphlet graphique.
Un recueil qui se déguste comme une bonne assiette au beurre. Au beurre rance, cela va de soi.