Créer à deux

Un coup de coeur du Carnet

Luc DARDENNE, Au dos de nos images, II, 2005-2014. Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2015, 390 p., 21 €/ePub : 14.99 €

dardenne_larocheEn 2005 parait au Seuil un livre de témoignage intitulé Au dos de nos images (1991-2005), suivi de deux scénarios : Le fils et L’enfant (voir dans Le Carnet et les Instants n° 139 l’entretien de Daniel Arnaut avec l’auteur, Luc Dardenne). Dix ans plus tard, voici un 2e volume, couvrant les années 2005 à 2014, et que complètent deux autres scénarios : Le Gamin au vélo et Deux jours, une nuit. Ceux qui connaissent le premier tome le savent : il ne s’agit pas d’un journal intime au sens classique, ni d’un journal de tournage à proprement parler, mais plutôt d’un aide-mémoire où le cinéaste note les expériences qu’il a vécues au jour le jour – lectures, conversations, vision de films, réflexions, etc. – afin de pouvoir y revenir si nécessaire, les approfondir, en parler avec son frère, éviter de tourner en rond dans les mêmes ornières ; le tableau dépasse largement la sphère professionnelle, évoquant une aventure fervente, exigeante mais chaleureuse malgré l’âpreté du monde avec lequel elle se collète.

Qu’il s’agisse d’imaginer une histoire, d’écrire le scénario, de diriger une actrice ou de toute autre tâche, un trait frappe dans le travail des deux frères : l’oscillation constante entre calcul et incertitude, entre maitrisé et non-maitrisé. Qu’est-ce que cela donnera au final si l’on conserve cet épisode, si l’on délaisse cet autre, si une réplique prévue est supprimée, si le comédien exécute tel mouvement ? Ces dilemmes incessants traduisent au moins deux interrogations distinctes : que voulons-nous dire au juste en réalisant ce film ?  Et jusqu’à quel degré de précision est-il possible d’ajuster les effets que nos images produiront sur les spectateurs ?  La pertinence de ce double questionnement est illustrée a contrario par les journalistes malavisés qui évoquent un « cinéma de la misère », un « cinéma social triste », à moins que ces formules réductrices soient inspirées par la seule jalousie…  Quoi qu’il en soit, le dialogue constant entre Jean-Pierre et Luc joue un rôle cardinal, comparable à cet apprentissage par essais et erreurs que décrivent les psychologues ; loin du travail en solitaire, qui mène souvent le créateur à s’illusionner, il contraint chacun des deux à expliciter ses convictions et intuitions, ouvrant un échange fertile d’hypothèses et de contre-hypothèses argumentées.

La méthode dialectique ne suffirait pas s’il n’existait entre les deux frères une grande connivence intellectuelle, morale et artistique. Cette vision commune touche d’abord l’état médiocre des relations humaines dans notre société occidentale, dominées par l’égoïsme, l’intérêt, le pouvoir, la méchanceté, la rivalité, la solitude, la peur. Symptômes les plus flagrants de cette médiocrité : les dérives comportementales mortifères, dont le meurtre est la synecdoque privilégiée dans les films des Dardenne, car il induit une intensification dramatique des passions – au-delà de quoi, cependant, pourra survenir le sentiment d’une entente humaine. La création cinématographique est pour le duo une démarche éthique autant qu’une aventure artistique : il s’agit de dévoiler les motivations fétides qui sous-tendent les actes des uns et des autres, en suggérant malgré tout qu’une vie meilleure est possible. Le risque serait grand de verser dans le style sermonneur si le récit se contentait de héros stéréotypés, de comportements prévisibles, d’oppositions manichéennes. Il n’en est rien, comme le montre le soin extrême porté par les cinéastes à l’évolution mentale des personnages, aux nuances des gestes et des expressions, à la masse des corps, à leur rencontre, à la « prise morale d’un corps par un autre corps ».

Au cœur de l’entreprise, enfin, reviennent avec insistance quelques questions plus secrètes, celle de la prédestination existentielle, celle de la culpabilité et de son déni, celle de la relation au père, « chambre secrète » de plusieurs films, qui relie les deux frères à leur enfance partagée. Comme dans le théâtre tragique, les ressorts de la destinée individuelle et familiale sont interrogés en permanence, avec les liens qui attachent les enfants à leurs parents, mais aussi les frères et sœurs entre eux, et ceux qui plus tard se nouent avec leurs propres enfants. Car ces liens déterminent puissamment le type de rapport que chacun développe avec ses semblables comme avec son propre être-au-monde. « Retrouver notre naissance et notre mort par-delà les rêves de puissance qui nous fabriquent : notre seule et humaine liberté ».

Daniel Laroche

♦ Lire un extrait de Au dos de nos images proposé par Le Seuil

♦ Lire le numéro du Carnet et les Instants consacré à « Littérature et cinéma«