Une traversée en suspens

Jeannine PAQUE

emmanuel_paqueComment traverser l’épreuve de la mort quasi annoncée, redoutée et que l’on veut repousser malgré l’impuissance ? C’est ce qu’a cherché à comprendre et à communiquer François Emmanuel, dans son dernier roman, Le sommeil de Grâce. Grâce, la bien nommée, est hospitalisée depuis un grave accident de voiture et dans le coma, sans que rien de visible ne trahisse qu’elle soit encore en vie. Certes, elle est appareillée et seul cet ensemble qui la maintient encore peut inspirer un semblant de confiance à ceux qui osent affronter ce spectacle. Ses deux filles, blessées, se rétablissent lentement. Ses sœurs et son demi-frère ont rejoint la maison familiale en Normandie et attendent, anxieux, le moindre signe qui indiquerait une évolution de son état. Nul ne peut prévoir l’issue, même pas son mari, médecin sans cesse à son chevet, qui de tous est probablement le plus désemparé et pour cause. L’auteur n’a pas choisi d’imaginer ce qui peut se passer derrière cet état d’inconscience, presque perte de vie momentanée, ni de tenter de reproduire quelque ressenti supposé du sujet retiré du monde. Sa perspective est plus concrète : que se passe-t-il pour ceux qui restent, les témoins involontaires, impuissants, laissés à leur manière de supporter ce drame. Abandonnés à eux-mêmes, c’est ainsi qu’il nous les montre. Tout compte fait, ce malheur dont leur sœur est la victime, est devenu le leur, mais tout chargé de leurs propres problèmes. Le sommeil de Grâce est le pilier narratif auquel Emmanuel va accrocher tout naturellement le destin de chacun des personnages en jeu. Ils sont tous concernés par ce drame et le vivent dans un relatif unisson, mais en partie seulement, car chacun réagit différemment, selon ses affects et sans abandonner ses propres préoccupations. On dirait, au contraire, que, sollicité par cet événement extérieur, chacun va plonger profondément en soi et dramatiser sa propre vie, passée et présente. Ce serait un roman choral si chacun y prenait la parole, mais celle-ci est relayée par la seule voix du narrateur, ce qui favorise le non-dit et le reflet de la pensée. En vrai, le retour à Chavy, le lieu originel pour tous, est l’occasion d’un voyage dans le temps et d’un examen de soi. A la suite de ce parcours intérieur de l’un et des autres membres de la famille, le lecteur qui connaît déjà l’œuvre d’Emmanuel va reconnaître « le fil et les voix de la famille Fougeray», nous signale-t-on en faisant référence à un roman antérieur, Regarde la vague. Mais, en même temps, à partir de cette situation si particulière, ce même lecteur se trouvera confronté à une inquiétude universelle.

François EMMANUEL, Le sommeil de Grâce, Paris, Le Seuil, 2015, 149 p. , 16 €

♦ Lire un extrait du Sommeil de Grâce proposé par Le Seuil.