Anne RICHTER, Étranges et familiers – 38 portraits d’écrivains de Simenon à Éric-Emmanuel Schmitt, Waterloo, Avant-Propos, 2015, 256 p., 19,95 €
Sous un titre dont le paradoxe incline déjà à de hautes curiosités, Anne Richter propose, dans Étranges et familiers, les portraits de trente-huit écrivains – dont une vingtaine de Belges – qui ont suscité chez elle un intérêt particulier. Des écrivains avec qui elle a vécu une intimité de lectrice subtile ou parfois d’amie attentive à leur talent et à leur inspiration (« je les fréquente encore aujourd’hui, soit dans la vie, soit dans leur œuvre, souvent les deux à la fois »). Et cela durant une trentaine d’années où les portraits retenus ont pris forme à travers des présentations, des conférences et des textes inédits ou parus en revues. Ce qui, somme toute, crée en filigrane un trente-neuvième portrait, celui d’Anne Richter elle-même, l’écrivaine multiple dont se précisent, d’analyse en analyse, le profil et les tropismes. Avec, notamment, ce « sens de l’étrangeté littéraire » hautement revendiqué et qui l’immerge dans ce qu’elle définit comme « le centre surprenant et obscur de la création personnelle [qu’]il faut savoir approcher avec précaution, cerner, creuser jusqu’au cœur pour dégager et révéler son pouvoir irradiant ». On est donc bien loin des portraits biographiques et descriptifs au sens journalistique du terme, mais dans les univers intimes de la création qu’Anne Richter évoque et qui se fondent à sa propre subjectivité : fusion aussi indispensable à ce genre de portraits que celle dont un tableau prend vie et valeur lorsque se confondent le peintre, son art et son modèle.
Le livre qui s’ouvre sur un aperçu de ce que l’on pourrait appeler les droits et devoirs du vrai critique, s’ordonne autour des trois grands sujets « qui ont toujours focalisé mon attention et inspiré ma création personnelle » : les Femmes, l’Art et le Mystère. On ne procède pas ici par généralités ou glissades superficielles. Si, par exemple, Simenon inaugure la galerie à l’enseigne des femmes, ce n’est pas pour relayer des scores fanfarons sur ses performances sexuelles, mais bien pour dégager de ses propos et de son œuvre le retentissement d’expériences douloureuses de l’amour qu’il a pu exprimer discrètement ou transcender à travers ses personnages. Souvent la révélation d’un auteur et de son moi profond se développe comme un ectoplasme à partir d’une focalisation sur l’une ou l’autre de ses œuvres les plus significatives. Et l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage d’Anne Richter, c’est que cette découverte se renforce et s’éclaire volontiers par le contraste ou la coïncidence établis entre deux auteurs qui, pour la plupart, ne semblent pas a priori hanter des univers identiques. Ainsi, la romancière et activiste britannique Ethel Mannin et le poète majuscule que fut Gaston Compère, Marilyn Monroe et Karen Blixen, Nancy Huston et Andreï Makine, Michel de Ghelderode et Henri de Régnier, ou encore des trios révélateurs, comme C. McCullers – F.O’Connor – J. Carol Oates ; Sophie Tolstoï – Virginia Woolf – Simone de Beauvoir…
À l’enseigne de l’art, mais aussi de l’amitié, on retrouve, mêlée de souvenir personnels, l’évocation de Charles Plisnier et du poète Roger Bodart, le père d’Anne Richter. Ou encore de sa mère, la romancière Marie-Thérèse Bodart et de sa « passion des abîmes ». On y rencontre aussi et entre autres le mélancolique Oskar Milosz, le « chercheur d’or » Jean-Marie Le Clézio, Tzvetan Todorov, messager du danger de mort couru par la littérature française, pervertie par un théorisme pédant, un « nombrilisme autosuffisant » ou un nihilisme désespérant.
Avec le mystère, on aborde un domaine qui concerne au premier chef Anne Richter, la « fantastiqueuse », selon le néologisme de Thomas Owen ( hypostase du tricéphale Gérald Bertot) qui, bien entendu, trouve ici sa place. Comme Jean-Baptiste Baronian, par ailleurs anthologiste notoire du genre, confronté à Jean Ray et Frans Hellens (avec une intéressante analyse sur ce qui sépare et unit ces deux virtuoses du fantastique, où l’on découvre sans grande surprise une préférence d’Anne Richter pour les approches plus féminines des mystères par le second que pour les machinations malignes du premier). Sont évoquées aussi, parmi d’autres, la figure plus philosophique du labyrinthique Georges Thinès. Celles plus hantées par la poésie d’André Schmitz ou Jean-Luc Wauthier. Celle aussi, multiple et vigilante d’Éric-Emmanuel Schmitt pour qui « il n’y a pas de solution à la vie, sinon vivre ».
Ghislain Cotton