Archives par étiquette : Le Seuil

Faire un film, entre maitrise et aventure

Luc DARDENNE, Au dos de nos images III. 2014-2022, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2023, 478 p., 24 € / ePub : 16,99 €, ISBN : 978-2-02-152377

dardenne au dos de nos images IIIAprès ceux parus en 2005 et 2015, voici le troisième volume d’un journal où, très loin du narcissisme ou de l’anecdotique, le cinéaste Luc Dardenne a noté les multiples préoccupations intervenues en cours de travail : réflexions et interrogations sur le scénario, le tournage ou le montage, longues conversations avec son frère Jean-Pierre, livres lus, films visionnés et tableaux regardés, attentats islamistes ou racistes, discussions avec les critiques ou de simples spectateurs, etc. Comme dans les deux tomes précédents et contrairement à ce qu’on aurait pu craindre, le récit est passionnant, même pour un(e) non-spécialiste en cinéma : il permet d’approcher de manière concrète et vivante le très complexe processus de la création, en l’occurrence la réalisation de trois films : La fille inconnue, Le jeune Ahmed, Tori et Lokita, dont les scénarios sont intégralement reproduits en seconde partie du volume, après celui du Silence de Lorna. Ce « journal », l’auteur le précise, n’est pourtant pas un simple compte rendu de l’accompli. Les propos échangés entre les deux frères, avec les incessantes analyses et hypothèses qu’ils véhiculent, constituent aussi une sorte de « think tank », un réservoir d’idées exploitables ultérieurement : passé, présent et futur y sont donc étroitement intriqués. Continuer la lecture

Sauvagerie, nature et civilisation impitoyable

Alexandre GALAND, Delphine JACQUOT, Sauvage ?, Seuil jeunesse, 2022,
64 p., 20,90 €, ISBN : 9791023514797  

galand jacquot sauvageEn 2018, Alexandre Galand (docteur en histoire, en art et en archéologie) et Delphine Jacquot (illustratrice) nous avaient envoûtés avec Monstres et Merveilles (Le Seuil jeunesse), une visite dans les cabinets de curiosités à travers le temps. Avec Sauvage ?, le même duo, passionné d’étrange et d’extravagance, nous emmène loin dans les questionnements sur l’autre et nos représentations de l’altérité.

Extrêmement bien documentée, Sauvage ? est une encyclopédie de 64 pages immenses, composée de 4 parties, le sauvage des légendes, des « sauvages » pour l’Occident, la nature sauvage, les sauvages masqués. Un immense album jeunesse, un texte-image pour adultes et enfants nous invitant à penser l’autre. On y trouve les belles illustrations (les crédits se trouvent détaillés à la fin du livre), les mises en scène fabuleuses de Delphine Jacquot dont on reconnaît le trait. Continuer la lecture

Plongée dans les pensées, du présent et du passé

Un coup de cœur du Carnet

Myriam LEROY, Le mystère de la femme sans tête, Seuil, 2023, 285 p., 19,5 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 978-2-02-151576-3

leroy le mystere de la femme sans teteFin 2020, sur la pelouse d’honneur de la Seconde Guerre mondiale du cimetière d’Ixelles, Myriam Leroy, journaliste et écrivaine, découvre Marina Chafroff, un nom de femme au milieu de prénoms exclusivement masculins. Mais ce qui l’interpelle le plus, c’est le participe passé qui résume sa fin tragique, ce mot qui fait froid dans le dos, jeté sans ménagement au visage des visiteurs du lieu de mémoire : « DÉCAPITÉE ». Continuer la lecture

Émancipation

Bruno FRERE, Jean-Louis LAVILLE, La fabrique de l’émancipation. Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires, Seuil, 2022, 447 p., 20 € / ePub : 17,99 €, ISBN : 978-2-02-148487-8

frere laville la fabrique de l emancipationVoici un livre à la fois ardu, son écriture porte les traces des cours et des travaux universitaires dont il est issu, et surtout précieux, son ampleur nous donne un bilan argumenté des théories et des pratiques économico-sociales contemporaines.

Le titre, La fabrique de l’émancipation, conjoint de façon qui peut sembler étrange deux mots divergents : la matérialité du premier ne s’oppose-t-elle pas à l’idéalité du second ? Et l’action, au sens politique arendtien de la capacité d’initiative, de commencement, de « faire naître » une réforme, une institution, une libération, n’est-elle pas plus ajustée : si l’émancipation est possible n’est-ce pas dans l’action, plurielle et responsable ? Continuer la lecture

Geluck, la chance

Philippe GELUCK, Je chemine avec… Philippe Geluck, Entretien mené par Sophie Lhuillier, Seuil, 2022, 192 p., 13 €, ISBN : 9782021507829

geluck je chemine avec philippe geluckLa collection « Je chemine avec … » des éditions du Seuil a pour ambition déclarée de présenter, sous la forme d’un dialogue avec des personnalités, « les étapes qui ont jalonné leur vie : les rencontres et choix décisifs, les joies ; mais aussi les moments de doute, les détours, voire les échecs, et de quelle manière elles et ils les ont surmontés. »

Philippe Geluck s’est prêté au jeu dans ce volume qui lui est consacré et qui remplit sans y déroger le cahier des charges annoncé. Il évoque avec tendresse son enfance dans une famille modeste, unie, où l’on vivait simplement tout en ayant l’essentiel, sans télévision ni voiture, mais où la culture occupait une place de choix. Communistes affirmés jusqu’à l’envahissement de Prague par l’URSS en 1968, ses parents n’ont eu de cesse de l’encourager dans ses choix. Ici, pas de quoi alimenter le mythe de la prédestination à une profession donnée : futur diplômé de l’INSAS, il s’est inscrit à des études de comédien alors qu’il avait également présenté et réussi l’épreuve d’admission aux études de metteur en scène et qu’il sévissait déjà bien avant comme dessinateur publié et exposé. Continuer la lecture

Lydia Flem avec les sciences humaines

Lydia FLEM, Bouche bavarde oreille curieuse, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2022, 270 p., 22 € / ePub : 15,99 €, ISBN : 978-2-02-151273-1

flem bouche bavardeLorsque nous l’avions rencontrée à l’occasion de la parution de Paris fantasme (Le Carnet et les Instants n°209), Lydia Flem nous avait rappelé que même si cela n’apparaissait pas à la majorité de ses lecteurs, les sciences humaines avaient été ses « balises depuis toujours ». En parallèle de sa carrière d’écrivaine, de psychanalyste et de photographe, elle a publié de nombreux articles, entre autres dans Le genre humain, dirigée par Maurice Olender, également à la conduite de la réputée collection « La Librairie du XXIe siècle », aux éditions du Seuil, où elle a publié la quasi-totalité de ses livres, dont son inoubliable trilogie familiale (Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Lettres d’amour en héritage et Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils). Le volume récemment paru dans cette même collection, Bouche bavarde oreille curieuse, reprend une vingtaine de ces articles publiés entre 1982 et 2020. Elle y fait dialoguer la psychanalyse, l’histoire, l’anthropologie, la littérature, le cinéma, la photographie, l’art, des figures comme son cher Sigmund Freud, Auguste Rodin, Giacomo Casanova, des pairs comme Jacques Rancière, Michel de Certeau, Alain Fleischer, Arlette Farge. Continuer la lecture

« C’est quoi, cette histoire de fin du monde ? »

Pablo SERVIGNE et Gauthier CHAPELLE, L’effondrement (et après) expliqué à nos enfants… et à nos parents, Seuil, 2022, 192 p., 12 €, ISBN : 978-2-02-146648-5

chapelle et servigne l'effondrement et aprèsC’est Lucie, 13 ans, qui s’adresse ainsi à son père. Elle en a marre de passer pour une idiote auprès de ses potes à l’école, avec leurs histoires d’effondrement de (au choix) notre société, notre civilisation, notre planète, la terre entière. Et en plus, elle flippe, ça l’inquiète ce truc qu’on ne parvient pas à cerner bien clairement. C’est si grave que ça, c’est une catastrophe prévisible, ou au contraire ça peut nous tomber dessus n’importe quand ? Oui, elle sait bien qu’il y a : le réchauffement climatique, la multiplication d’incendies gigantesques, la fonte des glaces dans l’Antarctique, les ouragans, les tornades, les inondations, les réfugiés, les épidémies, les pollutions, les pénuries et la guerre en Ukraine… Mais est-ce que tout ça tient vraiment ensemble ? Continuer la lecture

Ce qui scelle les tourments

Un coup de cœur du Carnet

François EMMANUEL, Raconter la nuit, Seuil, 2022, 256 p., 19 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 978-2-02-149348-1

emmanuel raconter la nuitPierre, le narrateur, reçoit une lettre de Vera, une femme qu’il a connue étant adolescent, mais c’est le visage de sa sœur jumelle Jelena qui s’impose dès la première phrase de ce nouveau roman de François Emmanuel :

Et sans doute l’histoire tiendrait au seul regard de Jelena, bleu profond, posé sur moi au bord d’une indignation. Sans doute faudrait-il la reprendre par le commencement, cette histoire, sachant qu’un commencement n’est jamais qu’une entrée en lumière.  Continuer la lecture

L’OceanSkyLine de la fiction

Un coup de cœur du Carnet

Laura TINARD, J’ai perdu mon roman, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2022, 320 p., 19,5 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 978-2-02-149402-0

tinard j ai perdu mon romanLe premier roman de Laura Tinard met en scène Pamela, une jeune artiste évoluant dans le milieu alternativo-hipe-arti bruxellois.

Au moment où l’histoire commence, Pam passe son temps à organiser des festivals de performances au Sana – le squat le plus internationalement cool de BXL – et vient tout juste d’abandonner ses études en arts plastiques pour se plonger corps et âme dans l’écriture d’un roman. Continuer la lecture

Un projet romanesque hors-pair

Le tapis volant de Patrick Deville. Entretien sur l’écriture avec Pascaline David, Seuil et Diagonale, coll. « Grands entretiens », 2021, 193 p., 18 €, ISBN : 978-2-02-149067-1

david le tapis volant de patrick devilleAprès Jérôme Ferrari et Laurent Mauvignier, c’est avec Patrick Deville que Pascaline David s’entretient à propos de la création romanesque. Le but déclaré est de nature pédagogique : aider les jeunes écrivains à s’orienter et à progresser en bénéficiant de l’expérience d’un auteur confirmé. Le résultat du dialogue, cependant, va bien au-delà. Au fil d’un questions-réponses adroitement mené se découvrent certes un savoir-faire et ses rouages délicats, mais aussi différents traits de la personnalité interviewée, l’enchainement des espoirs, déceptions et réussites, la complexe relation entre l’écrivain et l’éditeur – sans oublier, au-delà de tout ceci, la nature profonde du travail littéraire. Continuer la lecture

« L’erreur d’une vie. La vie d’une erreur »

Pierre MERTENS, Les éblouissements, Seuil, coll. « Points », 2021, 475 p., 8,50 €, ISBN : 978-2-7578-8509-3

mertens les éblouissementsPour son cinquantième anniversaire, la collection « Points » propose la réédition de titres qui ont ponctué son histoire. Le roman de Pierre Mertens, Les éblouissements, y trouve sa place. Il s’est vu attribuer le prix Médicis en 1987.

Le roman met en scène le poète allemand Gottfried Benn, né en 1886 et mort en 1956. Considéré comme un des écrivains majeurs de la littérature allemande du 20e siècle, défendant à partir des années 1910 une esthétique expressionniste, il s’est cependant fourvoyé brièvement en 1936, affirmant si pas des sympathies du moins une tolérance à l’égard du régime nazi dont il est quelque temps « compagnon de route ». Bien vite il revient sur cette erreur, mais il sera renié autant par les autorités que par ceux de ses pairs en littérature qui, eux, ont choisi l’exil pour lutter contre la dictature nazie. Benn est donc censuré, voué au silence avant d’être reconsidéré après la Seconde Guerre par les jeunes écrivains de ce que l’on a appelé la génération de « l’année zéro » qui redécouvrent la pertinence et la fulgurance de son œuvre, mais le questionnent aussi sur les raisons de son aveuglement passager. Continuer la lecture

Une rue à soi

Lydia FLEM, Paris Fantasme, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2021, 544 p., 24 €/ ePub : 16.99 €, ISBN : 9782021470031

flem paris fantasmeLa rue Férou est une petite rue parisienne, d’une dizaine d’immeubles à peine. Elle va de la Place Saint-Sulpice au Jardin du Luxembourg. Sise aux confins de Saint-Germain-des-Prés métamorphosé en marché du luxe, elle échappe à la marchandisation et au tourisme international, bien que les roulettes des valises des voyageurs Airbnb y résonnent parfois. Travaillée par des questions existentielles (« Qu’est-ce qui donne le sentiment d’être chez soi quelque part ? D’habiter tout à la fois son corps, sa maison et le monde ? »), Lydia Flem, auteure de l’inoubliable Comment j’ai vidé la maison de mes parents, dans son dernier livre, Paris Fantasme, consacre à cette venelle une réflexive et inventive promenade historico-littéraire. Continuer la lecture

Décomposition paternelle

Un coup de cœur du Carnet

Stéphane MALANDRIN, Je suis le fils de Beethoven, Seuil, 2020, 19.50 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-02-146347-7

Remarqué pour Le dévoreur de livres (2019), Stéphane Malandrin a impressionné plus d’un lecteur par ses qualités de jongleur de mots et son imaginaire coloré qui lui ont sans doute valu d’être sélectionné pour le prix Goncourt du premier roman. Voici que cet homme de cinéma franchit avec Je suis le fils de Beethoven le cap réputé périlleux du second sans rien avoir perdu de sa verve et nous entraîne sur les traces du grand compositeur allemand par le récit de celui qui se présente comme son fils, Italo. Mais comme cet enfant en quête de racines ne porte pas le nom du génie musical, il nous gratifie d’un aperçu de la vie de ses ancêtres Zadouroff. Continuer la lecture

Benzine : le livre de sa mère

Rachid BENZINE, Ainsi parlait ma mère, Seuil, 2020, 91 p., 13 € / ePub : 9.49 €, ISBN : 9782021435092

Ainsi parlait ma mère, de Rachid Benzine : un court roman qui a tout d’un grand livre. Une déclaration d’amour à une mère par son fils cadet. Et un hommage à toutes ces femmes exilées, héroïnes du quotidien, qui ont porté leur(s) enfant(s) à bout de bras pour qu’il(s) puisse(nt) s’épanouir en terres étrangères. Ainsi parlait ma mère, de Rachid Benzine : un court roman qui a tout d’un grand livre. Une déclaration d’amour à une mère par son fils cadet. Et un hommage à toutes ces femmes exilées, héroïnes du quotidien, qui ont porté leur(s) enfant(s) à bout de bras pour qu’il(s) puisse(nt) s’épanouir en terres étrangères. Continuer la lecture

Le roman, cette fable du siècle

Pierre MERTENS, Les bons offices, Seuil, coll. « Points. Signatures », 2019, 564 p., 11.40 €, ISBN : 9-782757-881699

On ne soulignera jamais assez combien la littérature francophone de Belgique, lorsqu’elle est mise en valeur dans des éditions de prestige, retrouve la place qui lui revient, dont les effets de mode ou de réputation, et l’absence de vraie promotion l’éloignent trop souvent. Comme d’autres écrivains belges – les « référents » historiques, comme De Coster, Lemonnier , Plisnier, mais aussi les contemporains comme Harpman, De Decker, Jones, Ayguesparse pour n’en citer que quelques-uns parmi les romanciers et nouvellistes –, Pierre Mertens a pris place parmi les « classiques » de la littérature française.  À son œuvre, dont on voit aujourd’hui avec le recul des années, et au terme d’une quinzaine de romans et recueils de nouvelles, l’importance et la cohérence, il manquait d’entrer dans une collection patrimoniale internationale de référence. C’est chose faite dorénavant, au moins pour un des romans, Les bons offices, les plus significatifs de la bibliographie mertensienne. Le Seuil a été particulièrement bien inspiré de l’insérer dans sa prestigieuse collection de poche « Signatures ». Elle réunit quelques figures de proue, dont les œuvres sont autant de balises incontournables lorsqu’il s’agit pour la littérature de prodiguer les indispensables instruments de compréhension du monde. Continuer la lecture

Au grand jeu de la société-écran

Myriam LEROY, Les yeux rouges, Seuil, 2019, 192 p., 17 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 978-2-02-142905-3

L’univers des réseaux sociaux et des échanges écrits qui s’y déroulent inspire peu à peu les auteurs de romans, donnant une nouvelle forme d’expression au genre épistolaire de longue date exploité par les gens de lettres. Correspondance réelle ou simple prétexte à une mise en forme d’un récit, il est pratiqué dans Les yeux rouges sous une variante seconde, dans la mesure où la narratrice nous relate le contenu des envois reçus sans nous les livrer donner in extenso. Continuer la lecture