Solitude et non-dits

Line ALEXANDRE, Jeanne derrière la porte, Neufchâteau, Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2015, 132p., 13€/eBook : 9.99 €

alexandreSuite à un grave accident de voiture, Julien se retrouve dans le coma. Ses proches viennent lui rendre visite, avec une particularité : ce sont toutes des femmes (sa compagne, sa sœur, sa fille Jeanne, le souvenir de sa mère et de son ex-femme). Pensant que Julien n’entend rien, elles parlent librement et n’établissent pas de lien entre l’affolement du monitoring et leurs conversations.

Se sentant partir, Julien est envahi par des bribes de son passé. On comprend peu à peu qui il est et quels ont été ses choix de vie, si on peut vraiment parler de choix. Julien s’est en effet laissé guider par la vie, ou plutôt par les femmes de sa vie, qui l’ont marqué d’une empreinte indélébile. Trop lâche pour s’opposer à ces « femmes solides et solidaires entre elles », il nous livre cette vie qui a été la sienne et dont il n’a pas été réellement le sujet. Tenu injustement pour responsable des morts et des malheurs de la famille, taxé de fainéant par toutes ces femmes, Julien a tenté de se faire une place comme il pouvait, avec cette impression de ne jamais être à la hauteur. On découvre ses fragilités, ses regrets et on ne peut qu’être empli de compassion pour cet homme enfermé dans sa douleur et la blessure de son silence, que personne ne perçoit :

Lui avait cru s’évanouir au moment de la mise en terre [de son beau-père], une de plus. Il savait le prix de cette mort, le mariage. Là, penché sur le trou dans la terre, il avait senti le piège se refermer. Le mariage appelait l’enfant qui allait venir après, l’enfant qui amènerait sa condamnation, un enfant ça vous obligeait à devenir un homme et un homme, ça mourait très vite. Tout autour de lui, où qu’il portât son regard, des hommes tués, usés par la vie ou les guerres, une cohorte d’enfants orphelins à l’abri de leur mère. Il avait été un de ces orphelins. Et toujours les femmes survivaient. Chaque bouffée d’air avait des relents de caveau ouvert, il fallait se mettre à l’abri. Quel meilleur endroit que l’ombre des femmes ?

Face à ce type de propos, la tentation peut être grande d’en faire une rapide interprétation féministe. Un homme vulnérable face à un sexe pas si faible que ça pourrait être envisagé comme une revanche ou une forme de rééquilibrage dans la différence hommes-femmes. Il me semble cependant que l’auteure nous invite à aller au-delà de cela. Les femmes qu’elle nous montre ont en effet elles aussi leurs fragilités et leurs regrets. Par ailleurs, au fur et à mesure du récit, un zoom s’effectue sur le lien entre Julien et les femmes de sa vie. Sa mère, son ex-femme, sa sœur, toutes des relations où l’auteure décrit en finesse et par petites touches, sans verser dans la psychologie de couloir, la complexité des rapports humains. « Elle le suivait partout, Catherine, elle voulait tout faire comme lui, et Maman qui lui répétait, Veille bien sur ta sœur ! Le pot de colle ! Chaque fois qu’il en avait assez d’elle, il se laissait tomber, il arrêtait de respirer et elle se jetait sur lui, c’était la panique, Julien, reviens, je ne le ferai plus. Il se sentait si fort, si puissant quand il retenait son souffle, il pouvait en décidant de vivre ou non, faire le bonheur ou le malheur de sa sœur et celui de Maman aussi, le bonheur ou le malheur par sa seule volonté à lui. »

À la fin du récit, Julien se transforme en une espèce de confessionnal pour sa compagne et sa fille. Sous les conseils des infirmières, pour qui ce sont des moments essentiels, Maria et Jeanne livrent à Julien, chacune à leur tour, leurs sentiments pour lui. Je ne dirai rien à propos des révélations de Maria, afin de ne pas trop en révéler. Juste vous dire que le moment est fort. Par contre, je me permets une mise en bouche du moment d’intimité entre Julien et sa fille. Jeanne est infirmière, travaille dans l’hôpital où son père est hospitalisé. Elle vient régulièrement vérifier si tout va bien. Normal, me direz-vous, sauf que ces deux-là ne s’aiment pas. « [E]lle le déteste ! […] Est-ce qu’on peut partir pour l’éternité en détestant sa fille ? Détester. Le mot s’enfonce en lui, un couteau qui tranche la chair au creux du ventre. Si semblables. Ils se sont renvoyé leur image, ils veulent juste éliminer l’autre et elle a commencé, en le jaugeant de ses yeux dévorants, inquisiteurs, avec ses cris quand il la prenait, les brimades des autres qu’elle lui attirait, Tu ne sais pas la tenir, redresse-la, les sourires qu’elle leur arrachait, leur indulgence toute pour elle. Pas d’indulgence pour lui. »

Dans ces instants de confession, apparaissent tour à tour amour, dureté, espoir, rancœur et tendresse. La tension va crescendo, au rythme des révélations, qui font de la fin un moment bouleversant et profondément humain.

Séverine RADOUX