Yves TENRET, Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles, Paris, la Différence, coll. « Noire », 190 p., 16 €
Parce qu’il aura fallu attendre ses 56 ans pour que son nom apparaisse sur la couverture d’un roman, les mauvaises langues qualifieront le Bruxellois Yves Tenret de « tard venu » à la littérature. Disons plutôt que l’homme est arrivé à point, ainsi qu’une viande rouge qui, après cuisson longue, perlerait d’un savoureux exsudat. C’est que le travail d’écriture de Tenret, avant d’être fictionnel, était consacré à la création artistique. En témoignent de nombreux catalogues, monographies et essais. D’Ensor à Fontana, de Duchamp à André Raboud, de Bosch à Jacques Pajak, chacune de ses contributions au sujet apporte un coup de fusain supplémentaire au vaste Portrait de l’artiste en révolté qu’il esquisse avec patience, et passion et ce depuis les années 70.
Mais revenons à la littérature. Après nous avoir expliqué Comment j’ai tué la Troisième Internationale situationniste (2004), puis campé une imposante Maman (2007), le voici qui donne, fidèle aux Éditions de La Différence, un roman mariné au jus noir, dans la pure tradition anarcho-gouaillante. Un plat de cailles aux pruneaux, servies brûlantes. Attention aux petits os…
Le coin de Paris où est située l’histoire est souvent, et par bonheur, ignoré des guides touristiques. Serait-ce parce que, de zone de grande truanderie et d’insalubrité, il serait passé au statut d’arrondissement « le plus chiant de toute la capitale » ? « « Eh oui, cette sacrée bonne vieille catin de Butte-aux-Cailles, c’est un dédale de rues à l’atmosphère de village, de venelles pentues de pavillons, de jardinets microscopiques, de maisons à un étage, de douillets immeubles de rapport, de bicoques modestes, pas ou peu de circulation automobile, des bistrots ni morts ni vivants, le règne du silence, la torpeur des villes de province à l’heure de la sieste. Et surtout, en ce moment, un quartier qui se réhabilite enfin dans un admirable et rapide mouvement de recomposition sociale. »
C’est dans ce labyrinthe à dimension de vivarium qu’échoue Walter, qui vient de se faire larguer par sa Léa, et que la phraséologie retorse d’un responsable GRH a convaincu qu’il était grand temps de quitter l’enseignement. Ajoutez à cela un penchant pour la dive bouteille qui tourne à la « dipsomanie frénétique » et, en l’espace de six mois, des décès de potes en cascade… Vous disposerez des principaux éléments de la dramaturgie affective et sociale endurée par le protagoniste.
Pourtant, Walter n’est pas sans feu ni lieu. Il loge, rue Buot, dans une maison que ses vieux propriétaires, préférant la province, confient aux bons soins de César. César, un mètre quatre-vingts, les cent kilos de très loin dépassés, « le roi de la combine pourrie, le prince des voleurs, l’empereur du pas vu, pas pris, transformé en gardien assermenté d’une propriété privée ! Un antivol d’une tonne et demie ! » Imaginez une clone d’Ignatius J. Reilly qui, à défaut de hurler à la conjuration des imbéciles, disserterait sur le péril jaune. Fin connaisseur de la géopolitique et des ressorts de l’économie asiatique – jouer au voyeur dans certain salon de massage est, en la matière, une excellente école – il adorne ses théories du complot d’une verve déferlant au rythme des Huns sur la civilisation. Un rempart, César, inutile mais là.
Arrive le jour du massacre. Dans le bordel, oups, dans le « centre de relaxation pour tout le corps » sis en face du café Les Barreaux, où nos loosers d’élite ont leurs habitudes, la police trouve six corps alignés, chacun soigneusement abattu d’une balle entre leurs brides. Walter se pose des questions. Déjà que ses aminches s’effondrent les uns après les autres façon dominos, voilà qu’en plus son quartier de cœur devient insécure. Et le Gros, dans tout ça, n’aurait-il pas sa part de responsabilité ?
Dans ce roman, la langue est un personnage à part entière. Trop facile d’invoquer celle de Céline (ou alors, oui, celui des ultimes pages de Rigodon) comme comparant. Rameutons plutôt les dialogues d’Audiard, les délires de la faune inventoriée par Jean-Pierre Martinet ou le polar hexagonal des années 80 pour inscrire le styliste Tenret dans un courant. Quelques notes de Throbbing Gristle en fond, et voilà pour la partition de ce grand guignol qui s’achève comme débute une histoire de Coluche : « C’est l’histoire d’un mec… ».