Un coup de coeur du Carnet
Nicole MALINCONI, Un grand amour, Esperluète, 2015, 52 p., 14 €
Nicole Malinconi n’est pas une auteure d’imagination, d’invention. Sa fiction, c’est l’écriture. Une écriture qui la mène à une forme de compréhension, de connaissance de la psyché humaine. Son matériau nourricier, elle l’a trouvé, le trouve encore dans la relation à ses parents, son expérience d’assistante sociale à l’hôpital, des œuvres d’artistes, des faits divers, des tragédies contemporaines ou historiques ; dans les mots eux-mêmes ; dans d’autres choses encore, qui peuvent n’être rien, ou presque. Remarquons que pour creuser la question de l’amour, elle n’a jamais fait appel à sa propre vie mais à celle d’autres femmes, de celles qui ont vécu une histoire particulière, avec un homme monstrueux. A Michelle Martin, par exemple, interviewée lors de son incarcération à Namur. A la veuve de Franz Stangl, rencontrée à travers le livre de Gitta Sereny, Au fond des ténèbres, Un bourreau parle : Franz Stangl, commandant de Treblinka[1]. Contrairement à Michelle Martin, Theresa Stangl n’a pas participé à l’abomination. Elle s’est voilé la face de toutes ses forces (parfois faillibles), de tout ce qu’un être humain est capable de (se) faire comme mensonge pour que l’amour ne meure. Dans cet amour-là, elle s’est aveuglée. De ce qui se passait à Sobibor, à Treblinka. Elle croyait son mari quand il disait diriger des travaux de construction. Elle ne voulait / pouvait pas entendre que son activité était liée à l’assassinat massif et systématique d’hommes, de femmes et d’enfants :
L’amour avait tenu la pensée comme en suspens, comme bridée, il l’avait empêchée de poursuivre sa trajectoire de pensée jusqu’au bout et de se muer en question, de me faire me demander, finalement, à quoi pouvaient bien servir des constructions dans un lieu où l’on mettait à mort délibérément des êtres humains […] La question, je ne me l’étais pas posée ; je n’avais pas vu alors que la cloison entre les travaux de construction et les mises à mort de Sobibor et de Treblinka ne tenait qu’à moi, à l’amour que j’avais pour lui, qu’elle n’existait pas.
Un grand amour respecte le plus fidèlement possible la réalité des faits, des dates et des noms. Est-ce que Theresa Stangl s’est parlé à elle-même, bien longtemps après avoir lu le livre de Gitta Sereny ? On peut le penser. Nicole Malinconi l’a imaginé, lui prêtant ses mots pour qu’elle (se) raconte, une fois encore, son histoire d’amour. Avec la vérité en face, en but. Sans faire fi de rien de ce qui lui a été dit et de ce qu’elle a dit à Gitta Sereny. De la question finale, ultime, soulevée par la journaliste britannique : Aurait-elle pu demander à son mari de choisir entre Treblinka et elle ? Ou lui dire qu’elle le quitterait s’il ne quittait pas Treblinka ? Et que lui aurait-il répondu ?
Avec la sobriété, l’économie et l’éthique que nous lui connaissons, Nicole Malinconi a écrit, osant creuser les profondeurs les plus sombres, un grand texte sur l’amour. Qui concernera, entre autre, toutes celles et ceux qui n’ont pas osé poser la question du choix (quelle qu’en soit la nature) à l’être aimé, par peur de le perdre. Et qui, un jour, trop tard, ont compris (ou pas) que c’était la question de l’amour même, cette question-là.
Michel Zumkir
[1] Ce livre paru pour la première fois en 1974 (1975, pour sa version française) et réédité en 2007 (Denoël) a déjà inspiré l’écrivaine Dominique Sigaud (Franz Stangl et moi, Editions Stock, 2011).