Les deux en un

Michel ZUMKIR

stenuitEn 2005, à la parution du premier livre de Marie-Ève Sténuit, Les frères Y, Francine Ghysen se demandait, en conclusion de sa critique dans Le Carnet et les Instants (n° 139, octobre-novembre 2005), « si le roman des « jumeaux confondus », qui surent assumer la farce tragique que leur avait jouée la nature, était un bon sujet ».

Elle répondait, un peu à côté de sa question : « Marie-Ève Sténuit l’a traité, en tout cas, avec autant de délicatesse que d’intrépidité, autant d’humour que de sérieux, autant de finesse que de franchise. » Dix ans plus tard, alors qu’il reparaît agrémenté d’une nouvelle couverture et augmenté d’un essai illustré sur les vrais frères Y, on peut dire, sans détours : Oui, l’histoire de ces deux-là qui n’en formaient qu’un est un bon sujet. Et écrit par Marie-Ève Sténuit, un très beau livre qui, comme un grand cru, s’est bonifié avec le temps.

Au-delà des épisodes retenus de la vie de Giuliano et Gian-Giuseppe, nés en 1877 en Italie et morts soixante-trois ans plus tard, c’est l’humanité de l’auteure qui en fait toute la saveur, toute la valeur. Une humanité remarquable dans notre société transformatrice d’êtres humains en monstres de téléréalité. Salutaire, elle semble dire qu’en dépit de nos différences, si apparentes qu’elles soient, on peut vivre au mieux, proche du bonheur, si on réussit à entendre ce qui nous fonde, à faire preuve d’inventivité pour se décoller des schémas établis et éviter les voies déjà tracées. Ainsi, ces deux frères, avec leurs deux têtes, leurs deux cœurs battant à leur rythme propre, aimant chacun de leur côté, leur sexe unique, leurs quatre bras, trois fesses et deux jambes auront le courage, après un voyage décisif aux États-Unis, eldorado des freaks, d’arrêter toute exhibition. Si, depuis leur naissance, elles avaient assuré leur richesse et celle de leurs parents, elles avaient fini par les faire souffrir au-delà du raisonnable. Retirés dans la région de Venise, ils allaient pouvoir vivre libres et heureux, et enfin rencontrer l’amour, avec Marta et Marissa, les deux sœurs qu’ils avaient engagées comme domestiques.

Comment, avec leurs particularités, se sont-ils arrangés pour vivre – et réussir – un si beau mariage ? L’imagination bienfaitrice de la romancière en a fait son affaire. Est-ce que les vrais frères Y ont eu la même chance que leurs avatars d’encre et de papier ? Il n’en est pas certain, d’après ce qu’explique Marie-Ève Sténuit, dans le court essai ajouté au roman initial. Mais comme elle l’écrit, ces héros « comme leur modèle de chair et d’os, avaient bien mérité une fin heureuse. » En revanche, est-ce qu’il était pertinent d’ajouter cet essai à la suite du roman ? S’il ramène ce dernier dans la réalité historique, intention louable, il vient quelque peu gâcher le travail d’imagination (d’écriture) du lecteur. Mais que ce bémol n’empêche personne de se précipiter sur la lecture ou la relecture de ce livre humaniste. Que du contraire, il en est une vive invitation.

Marie-Ève STENUIT, Les frères Y, suivi de La véritable histoire des frères Y, Bègles, Le Castor Astral, coll. « Escales des lettres », 2015, 19 €