« À quoi ça rime? »

Samia HAMMAMI

lambertDans son éclairante postface à la réédition en Espace Nord (2015) de Dieu s’amuse, paru initialement aux éditions Pierre-Guillaume de Roux (2011), Nausicaa Dewez retrace le parcours aux multiples surgeons (journaliste, rédacteur en chef, chroniqueur, romancier, animateur d’ateliers, etc.) de Michel Lambert, homme à une seule souche : la littérature. Elle interroge plus précisément son rapport à la nouvelle, genre qu’il privilégie depuis son entrée en écriture et au sein duquel il se démarque par des recueils solidement cohérents, primés à plusieurs reprises. La postfacière l’inscrit dans une lignée résolument contemporaine : « D’évidence, la nouvelle telle que pratiquée par Michel Lambert rompt avec le canon de la nouvelle classique, à la Maupassant. Pour reprendre une terminologie proposée par René Godenne et aujourd’hui communément admise, on peut dire que Lambert pratique non la “nouvelle-histoire” mais la “nouvelle-instant”. » Sous cette dénomination se range une veine où, sans souci de raconter une histoire complète, est opéré un focus – la « spectrographie » – sur un moment déterminant de la vie d’un protagoniste lambda. Cette démarche implique le lecteur et, selon les propres termes de Lambert, l’invite à « faire travailler son imagination pour combler les blancs du texte ».

Dans ces neuf plongées pointillistes, le lecteur est effectivement soumis à cet impératif inventif car il rencontre des hommes au présent troué, à la charnière d’un passé souvent mal digéré et d’un futur improbable. Ce sont des adultes, de sexe masculin et d’âge mûr. Loin de prendre les traits de marginaux, ils occupent au contraire une place dans la société (marchand d’art, avocat, etc.) et semblent dégagés des tracasseries financières. N’émane d’eux que du gris. Un gris doucement triste. Comme un ciel belge de novembre. Et, dans ce calme apparent, le passage de la ligne n’est pas loin :

C’était comme ça. Il y avait ceux qui tiennent leurs promesses et ceux qui déraillent. Ceux qui sont aimés et ceux qui ne le sont pas. Ceux qui ont des remords et ceux qui n’en ont pas. Ceux qui prennent de la morphine et ceux qui n’en prennent pas. Et ainsi de suite, à l’infini. Sauf que, parfois, on bascule de l’un à l’autre. Un jour, on déraille. Un jour, on n’est plus aimé. Un jour…

Un jour, au hasard d’une visite, d’un carnaval ou de cognacs partagés, le cortège invisible des choix et des petites misères, des douleurs latentes et des souvenirs heureux remonte à la surface et ébranle.

Face à de tels surgissements couleur sépia, ces hommes un peu ternes, en proie à une agitation sans issue, se débattent entre dénégation, fuite, lâcher-prise et tentative de réparation. Ils tentent alors une échappée, par l’action ou la parole. Devant leur mère, leur maîtresse (d’hier ou d’aujourd’hui), leur ancien rival ou de simples inconnus, ils formulent des questions et articulent des phrases aux étranges échos. Et leurs « Qui est-ce ? », « Je suis un rat mort », « À quoi ça rime ? », « Est-ce que ça se voit ? », « Je suis un enfant, un tout petit enfant » de demeurer en suspens, sans réponse. Les mots lancés ricochent dans le néant. La souffrance et l’angoisse touchent à l’incommunicabilité :

Il aurait tant voulu trouver les mots justes, ceux qui consolent rien que parce qu’ils sont justes. Mais il ne les trouva pas. Comme il ne les avait pas trouvés avec Estelle, comme il redoutait de ne pas les trouver avec Quentin, comme vraisemblablement il ne les trouverait avec personne. Déjà avec lui-même, il n’y réussissait pas.

Un malaise manifeste plane sur l’existence de ces individus flottants. Au centre du séisme intérieur, une femme. Celle qui a mis au monde, qui fait partie de la fratrie, qui n’a pas ou plus aimé, qu’on a voulu retenir, qu’on a laissée, qui est partie. Celle qu’on voudrait comprendre. Ainsi, maladroitement, violemment, ces êtres se cabrent-ils et flirtent-ils avec la rupture. L’issue de leur intense tension est la chute, le statu quo ou la paix (re)trouvée.

Dieu s’amuse ? Oui, à sa façon. Il invente des jeux où l’ordre importe peu, où toutes les combinaisons sont possibles. Ou chacun empile situations et émotions comme il veut, comme il peut, selon les circonstances. L’important, c’est que ça tienne debout.

Lambert fait sienne cette loterie aux infinies combinaisons. Dans une langue choisie et avec un style sans prétention, le nouvelliste dévoile les âmes, les hésitations, les lâchetés et les sursauts de tout un chacun. Croupier mélancolique, il distribue en maître du sabot certaines cartes à ses personnages, en donne d’autres au lecteur, et les laisse élaborer leur jeu soumis aux mêmes lois : celles du Hasard.

Michel LAMBERT, Dieu s’amuse, Bruxelles, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2015, 185 p., 8€