Un coup de coeur du Carnet
Michel ZUMKIR
Nicole Malinconi et Jean-Pierre Lebrun sont compagnons de vie et de pensée depuis de nombreuses années ; et taraudés tous deux par la question d’écrire. Des livres du début de leur carrière d’auteurs les montraient déjà sur une même ligne de réflexion : Hôpital silence que l’écrivaine publia aux éditions de Minuit en 1985, De la maladie médicale, la version de la thèse que le psychanalyste soutint en 1993 et réécrivit la même année pour De Boeck Université. Aujourd’hui, ensemble, ils sortent un livre de dialogues où ils creusent et mettent au clair la nature, la place, le sort de la langue dans notre société néolibérale. Une langue dont sont annihilées l’altérité et la transcendance (instance tierce). Dont sont exclus le vide, l’innommable, la mélancolie au profit du plein, du pragmatisme, de l’utilitaire. Comme si on défaisait la question de l’autre pour ne garder que ce que Jean-Pierre Lebrun appelle l’expérience une (« éprouver qu’entre l’autre et lui, c’est comme s’ils n’étaient qu’un »). Il en est ainsi, notamment, lorsqu’est privilégié, dans l’éducation, l’amour à la confrontation, à la séparation, à la singularité, ce qui empêche l’enfant de se détacher de la mère. De pouvoir, ensuite, accéder à une véritable autonomie de penser et d’agir (Michelle Martin, telle que la perçut Nicole Malinconi, en est un bon exemple). Le processus s’avère le même quand la société cherche à annuler, en son sein, la négativité, en faisant « comme si avaient disparu les inégalités, les affres, les aberrations de l’existence, les difficultés de la vie en commun » (N. Malinconi), en tentant « d’estomper, voire d’escamoter le réel » (J.-P Lebrun).
De cela, la langue est le témoin, le réceptacle mais aussi l’outil de diffusion, de propagation. Ainsi, plutôt qu’à dire le réel (autant que faire se peut car le dire totalement est ontologiquement impossible – il suffit d’essayer pour le comprendre), très souvent aujourd’hui, elle sert à communiquer. Et nous savons ce que communiquer signifie quand, par exemple, un gouvernement doit avertir d’une mesure impopulaire, une entreprise de déconvenues financières. Des armées de communicants cherchent la façon de rendre l’annonce acceptable, sans conséquences politiques ou commerciales. Peu leur importe le mensonge colporté, la langue rabotée, au moment des résultats, il sera dit : on a bien, ou mal communiqué. Et rien de l’injustice de la mesure, de la conséquence des vents contraires.
Dans ce livre clair, passionnant, les deux dialoguistes nourrissent leur réflexion de nombreuses références littéraires, cinématographiques, historiques…, de leur écoute active des propos de l’autre. Mais c’est ce qu’ils disent à partir de ce que la novlangue néolibérale baptiserait leur domaine de compétences et que nous préférons continuer d’appeler leur discipline que s’affirme leur véritable apport à la question de la langue. Et de montrer, s’il le fallait – et il le fallait – qu’au temps d’internet et des sciences cognitives, l’écriture (la littérature) et la psychanalyse ont encore un véritable rôle à jouer pour percevoir l’état de la société. Et pour poser des actes de résistance.
Jean-Pierre LEBRUN et Nicole MALINCONI, L’altérité est dans la langue. Psychanalyse et écriture, Toulouse, Editions Erès, coll. « Humus », 2015, 264 p., 15 €
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