L’art délicat de faire scintiller les pâleurs

François SALMON, Rien n’est rouge, Luce Wilquin, 2015, 140 p., 14€, ISBN : 978-2-88253-502-3

salmon

Habituellement, les recueils de nouvelles sont tissés autour d’un thème qui sert de fil conducteur à l’ensemble. Ici, rien de tout cela. François Salmon part dans toutes les directions : on parcourt sans transition l’univers du western, du fantastique, du polar, de la science-fiction, du récit historique, de l’allégorie,… sans oublier le genre réaliste.

Vous ne serez donc pas étonnés de savoir que l’auteur nous fait voyager dans l’espace, mais aussi dans le temps : désert de Mojaves, Stade Roi Baudoin, monastère à Paris, call-center décentralisé au Maghreb, collines portugaises, grottes préhistoriques dans les Hautes-Pyrénées,… et ce, depuis le IXe siècle, jusque dans le futur, en passant par le présent où le temps est remonté, ralenti ou accéléré, au sens propre ou figuré (« En effet […] en matière de temps, tout est question de subjectivité […] une heure de torture dure beaucoup plus longtemps qu’une heure au cinéma, une semaine d’ennui solitaire s’étire bien davantage que le même nombre de jours passés, mettons, en voyage avec la femme qu’on aime… »).

À la lecture de tous ces détails, vous avez la tête qui tourne ? Rassurez-vous, on ne peut se perdre dans la lecture. Romaniste de formation, l’auteur maîtrise les genres. Il nous donne un aperçu de sa curiosité en nous plongeant dans la vie de ses personnages ancrés dans le quotidien, qu’un événement va revivifier (« Il y a des cris qui tuent et des voix qui ramènent à la vie. La tienne m’a littéralement ranimé »). En effet, au départ rien n’est rouge pour les héros, il manque à leur vie un peu de passion, cette petite étincelle qui donne un sens à l’existence, qui aide à trouver sa place.

Auteur de pièces de théâtre, François Salmon a imprégné ses nouvelles des particularités de l’écriture dramaturgique : un vocabulaire précis (voire riche), un style vif et efficace qui nous donne à voir en quelques traits des personnages bien vivants. À travers des images percutantes, il nous invite à envisager la banale réalité avec un regard neuf :

Depuis peu, je n’entends plus rien. Pas un souffle. Et Dieu sait comme j’en crève car, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la surdité, en m’épargnant les bruits, m’a aussi volé les silences.

Nous plongeons tour à tour dans le jardin secret de personnages riches, drôles et/ou touchants. Ainsi, tandis que Helga « et son fabuleux corps de sirène semblait s’être échoué au bord de ce réveillon familial comme un sushi moléculaire sur un plateau de salaisons campagnardes », un Apollon un brin parano cherche « la transparence […] comme un taureau qui tenterait de traverser discrètement l’arène au milieu de la corrida ». Tantôt une mystérieuse Octavie « secoue la torpeur de son esprit et réorganise la géométrie de son attente », tantôt un grand auteur belge torpille « ce triste pigeon sans couleur » qu’est la colombe de la paix pour la figurer « sous les traits d’une jeune vierge pâle, un peu souffreteuse », ce qui, dans la foulée, met fin à toute forme de guerre (rien que ça !).

Parfois montrée sous un angle un peu cruel, la réalité est égayée par des petites touches d’humour et de tendresse qui ne sont jamais loin. Ainsi, quand un météorologue belge est désigné pour une expédition exceptionnelle vers la planète Nessus D, il garde la tête froide : « Je n’étais pas ce qu’on appelle un scientifique brillant […] choisir un Belge c’était comme voter blanc, se mouiller le moins possible ». Pour sa part, « Billy Joe se sentait mieux. Il se sentait même presque bien. À tel point qu’il se mit à réfléchir, activité à laquelle, pour être honnête, il était peu accoutumé. Oh ! rassurons-nous, pas de grande réflexion philosophique, non. Tout au plus formula-t-il in petto les deux questions qu’une telle situation aurait fait germer sous le stetson de n’importe quel citoyen, aussi bas de plafond qu’il fût ».

L’auteur prend parfois même un malin plaisir à interrompre son récit pour faire languir le lecteur :

Mais, pour notre part, ne nous précipitons pas. Goûtons encore un peu à cet instant suspendu […] car, inéluctablement, tout va s’accomplir et […] nous devrons laisser là le récit pour reprendre, un peu penauds, nos occupations coutumières […] Le moment va venir de laisser le monde des mots, des personnages et des intrigues. Le moment va venir de nous arracher aux bras de la fiction pour reprendre pied dans notre quotidien.

Sur les douze nouvelles du recueil, quatre ont obtenu un prix et on ne s’en étonne pas. Rien n’est rouge, une belle découverte. Un auteur dont nous lirons avec joie les prochaines publications.

Séverine Radoux

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