Ce premier amour qui vous exile de vous-même

Un coup de coeur du Carnet

Isaac FRANCO-COHEN, Ankylosé, La Muette, 2015, 127 p.

Comme on s’introduirait en des draps de soie, on entre avec suavité dans la lecture du premier et magnifique roman d’Isaac Franco-Cohen, Ankylosé (La Muette). Rarement un premier roman m’a autant emballé, autant emporté de bout en bout avec une telle joie, un tel enthousiasme. Non, Albert Cohen n’est pas revenu des au-delà ; non, ce n’est pas un manuscrit retrouvé du grandiose auteur de Belle du Seigneur. L’auteur en porte cependant le célèbre patronyme – et voici que naît un écrivain déjà accompli, qui « vit et travaille à Bruxelles » selon la lapidaire information de l’éditeur, respectant le souhait de discrétion de l’auteur. L’homme n’est pas un jeune premier cependant, qui nous propose ce texte d’une telle justesse, d’une telle maturité, d’un tel aboutissement littéraire. S’agissant d’un premier roman publié, on imagine volontiers une longue pratique antérieure, tant l’écriture subtile et claire est riche et exigeante, fluide et équilibrée, pour tout dire lumineuse. Une réussite véritable dont on souhaite d’ores et déjà qu’elle récoltera les récompenses qu’elle mérite.

De quoi parlent les romans sinon, avant toute chose, d’amour ? Un premier amour ici dont on peut se demander s’il est de l’amour ou s’il est même aimable, comme interroge la quatrième de couverture. Caleb, arrivé à la soixantaine, esprit brillant, complexe et contradictoire, étant tout et son contraire, aux « paroles légères comme des bulles de champagne » et au caractère sombre et fantasque, ne s’est jamais remis pourtant de la blessure d’un premier amour, le cœur désormais ankylosé, « lourd de peines et de déceptions ». Un bonheur de jeunesse bref et absolu, avorté et irrémédiable, page étincelante de sa vie, générant une douleur insondable et le sentiment d’être « banni de sa propre existence ». La pensée ou la mémoire de Claire qui fait la « longue et obsédante histoire de sa vie », Claire dont la perte le renvoie à sa « peur de vivre qui l’empêche de vivre », le fait passer à côté de lui-même. Car Caleb, traversé de part en part d’inquiétude existentielle, habité d’orgueil, de colère et de mésestime de soi, reste habité par ce fantôme, paralysé, incapable, dit-il, d’aimer encore sinon, « follement, le fruit de son imagination ». « Personne n’est plus fort qu’un fantasme », ajoute-t-il, et ce n’est pas Blanche qui, malgré les vingt-trois années passées à ses côtés et malgré son âpre, belle et amoureuse bataille, parviendra à le dépouiller de sa tristesse. Caleb, produit d’une culture orientale, judaïque en particulier, qui traduit en même temps le « grand malentendu entre les deux sexes ».

Nulle désespérance dans ce roman, malgré la gravité d’une longue détresse, mais la force et la légèreté d’une joie, celle d’une plume brillante pour dire avec émotion et beaucoup de classe, notamment en de longues réparties dialoguées, les blessures et les incertitudes de l’amour. Sitôt terminée la lecture, on a juste envie de la recommencer…

Éric BRUCHER