Un coup de cœur du Carnet
Geneviève BERGÉ, Lettres d’Otrante, Avin, Luce Wilqun, 2015, 194 p.
Geneviève Bergé est au nombre de ces auteurs précieux qui tissent patiemment le fil de leur œuvre, sans grande ostentation, mais avec une constance et une application qui forcent le respect. Depuis une bonne vingtaine d’années, elle s’est composé une partition bien personnelle dont elle développe de subtiles variations. Ici, point d’effets de manche, d’intrigues savamment déroulées ni de poussées d’adrénaline. Ses livres relèvent du registre modeste de l’infime, de l’intime, mais ils prennent forme et présence dans le champ de la complexité tout en convoquant l’actualité.
Comme dans La ménagère et le Hibou, Impressions de Rembrandt(2004) et Le tableau de Giacomo (2010), le point d’accroche est résolument artistique. Pour ce faire, elle nous introduit aux côtés d’Aafke, une jeune Hollandaise engagée dans l’équipe chargée de la restauration de la mosaïque de la cathédrale d’Otrante, ville du talon de la botte, au plein sud de l’Italie. Avec elle, nous suivons les travaux, passant d’une scène à l’autre de l’immense fresque médiévale qui se déroule sous les imposants présentoirs vitrés contenant les ossements des 800 habitants massacrés en 1480 suite à la prise de la ville par les troupes turques. C’est dire s’il est impossible d’échapper à cette vision singulière et si ce lieu de culte devenu mosquée avant de retrouver sa destination première est aussi un mémorial dont la charge émotionnelle est fort présente, pour les habitants actuels comme pour les touristes auxquels tous les guides recommandent la visite.
C’est au milieu des travées et à la croisée de ces enjeux que s’effectue la restauration. Mais Otrante est aussi une ville qui, si elle est moins célèbre que l’île de Lampedusa, n’en est pas moins un point de chute pour des nombreux réfugiés et leurs improbables embarcations. La ville vit au rythme des naufrages et de l’arrivée des rescapés, qui sollicitent sans cesse la solidarité des habitants. En marge de ces enjeux collectifs et des débats qui animent les bistrots, un éclairage personnel nous est donné. Aafke adresse de régulières missives à un mystérieux Peter qui ne lui répond que peu, et puis plus du tout. Elle lui conte l’avancement du chantier, ses rencontres, et lui fait part de ses réflexions. Si bien que leur succession chronologique forme une sorte de journal de bord agrémenté de la perspective qu’il est adressé à une personne précise. Faute d’interaction, puisque son destinataire devient rapidement silencieux, il devient un miroir tendu qui force l’introspection et convoque les souvenirs. Sur la relation qu’Aafke entretient avec Peter, sur les moments qu’ils ont partagés, sur sa paralysie progressive, sur le rôle qu’ils remplissent l’un pour l’autre, entre amitié et complicité, qui tentent de se faufiler entre les pièges du handicap. Au quotidien, ce sont les collègues de chantier qui prennent plus de place, et avec eux les voisins rencontrés. S’imposent ici les figures de la petite Coca et de sa mère Anita, réfugiées africaines, qui ont débarqué en quête d‘espoir et livrent peu à peu des bribes de leurs secrets. Ajoutez à ceci l’annonce de la venue d’une équipe de télévision qui prépare un reportage sur la restauration et vous comprendrez que tout ce petit monde est au comble de la tension, révélant les ambitions ou donnant envie à d’autres de se dissimuler face à la caméra. Sans oublier le fait que l’édifice semble hanté par une présence mystérieuse dont on retrouve des traces au matin, signes d’un séjour clandestin.
Dans ce dédale d’enjeux, des axes de force émergent çà et là, rassemblant de manière inattendue des épisodes historiques que tout semble distancier, brisant la barrière du temps, inversant les flux du refuge et les victimes. Si Aafke tente de reconstituer la mosaïque de sa vie, elle mesure peu à peu ses propres contradictions, les revers de son besoin continu de venir en aide aux autres et la fâcheuse tendance qu’elle a à oublier ses propres besoins dans l’aventure. Le contact quotidien avec la symbolique chrétienne abondamment illustrée dans la fresque, mais aussi le spectacle des rituels religieux qui se déroulent dans l’édifice ne cessent d’interpeller ses propres convictions sans toutefois raviver ses anciennes croyances. Avec elle, nous sommes gagnés par la conviction que la vie est décidément une fresque éparse dont la vision nécessite de la distance alors que nous tentons de rassembler les morceaux pour en recomposer les contours et d’isoler tant bien que mal les éclats de bonheur.
Thierry DETIENNE