Michaux, l’à distance

Un coup de cœur du Carnet

Henri MICHAUX, Donc c’est non, lettres réunies, présentées et annotées par Jean-Luc Outers, NRF, Gallimard, 200 p., 19,50 €/ePub : 13,99 €

michauxAlors que d’aucuns devraient se faire inoculer quelque vaccin pour guérir de la rage d’apparaître qui semble les tenir, Henri Michaux incarne un contre-exemple absolu dans le refus de livrer son image, de laisser une trace autre qu’écrite, de brader sa présence au monde. Le barbare altier qu’il était partageait ainsi avec certaines peuplades fallacieusement taxées de « primitives » la conviction qu’être photographié revenait à se faire voler son âme ; et le seul film où on peut l’entrevoir, lors d’une conférence prononcée par Borges au Collège de France en 1983, montre un homme en passe de verser dans l’invisibilité, au regard dissimulé par d’épais verres fumés. Jamais d’interview, pas d’enregistrement. Pire : il était phobique du contact humain, en tout cas de celui que dictent les convenances sociales ou les ambitions littéraires. Alain Bosquet, dans La Mémoire et l’oubli, cernera très bien l’attitude de Michaux lorsqu’il se trouvait à proximité d’un congénère : « Je l’admire, de se montrer si hérissé, si hostile, si grinçant. Les vingt-cinq ou trente fois que je l’ai rencontré, j’ai surtout aimé le malaise superbement intelligent qui émanait de lui : aucune concession et aucune politesse extérieure. »

La centaine de lettres rassemblées par Jean-Luc Outers offrent le portrait sans retouche de notre négateur impénitent, dans la mesure où, sur 186 pages, s’étirent les trois lettres d’un seul mot, « non ». Michaux avait beau clamer : « De grâce laissez en paix les auteurs que les lettres, les monceaux de lettres encombrent. », il recevait incessamment des sollicitations – et prenait un soin aussi méticuleux qu’inexplicable à y répondre. Cette litanie de fins de non-recevoir s’adresse ainsi à des éditeurs, des revuistes, des amis, des galeristes, des metteurs en scène, d’illustres maîtres d’académie, bref, à tous ceux qui tentaient de réduire, voire d’annuler, la distance que Michaux ménageait entre son monde intérieur et le jeu des « reconnaissances ». Ici, il fait obstacle à telle mise en voix, là il biffe d’un trait rageur sa propre effigie, ailleurs il précise qu’il n’a fait partie d’aucun mouvement (le surréalisme, la résistance), et finit par balancer en métronome son index sous le nez de la cohorte qui vient le flairer, le flatter, l’asticoter et quémander au Maître une fragment à publier, une signature pétitionnaire, un coup de main pour un étude à son sujet, une cession de droit de reproduction. Fût-ce Jean-Jacques Pauvert lui-même, qui n’obtiendra pas l’autorisation de reprendre le poème Rencontre dans la forêt, même avec la promesse de verser les droits d’auteur. Giuseppe Montaleti, « Presidente dell’ Accademia Nazionale Dei Lincei », pourra garder par devers lui les lauriers qu’il comptait déposer sur la plus éminente calvitie des lettres françaises – ou en ceindre un autre front. Et pas question pour Franz Hellens de rééditer les textes sur Freud ou Lautréamont parus au Disque vert, soit dans un « haïssable passé » (dixit Michaux).

Rien de lassant pourtant à la fréquentation de l’inflexible « Monsieur Non ». Cette anthologie épistolaire fait d’ailleurs partie des rares du genre à se lire d’une traite, car le mécanisme du refus mis en place par le poète communique un emballement jubilatoire à qui s’immisce dans ces dialogues de sourds, à peine esquissés que les voilà déjà avortés. Michaux renouvelle continument son stock de rédhibitions, tantôt balafrant le papier de quelques lignes sans appel, tantôt se voulant plus formel et précautionneux, par exemple envers les élus qu’il estime inconditionnellement – sans pour autant remettre en question sa décision. La missive qu’il adresse à Édouard Glissant est à cet égard exemplaire de délicatesse, et prouve à elle seule quelle douloureuse béance le fait d’« accepter » creusait en cet homme, si froid et hautain d’apparence, au fond fragile et ultra-sensible.

Jean-Luc Outers n’est pas dupe du sort qui aurait été réservé à son projet s’il avait pu le soumettre à Michaux : « Nul doute, écrit-il dans la présentation du volume, que j’aurais rejoint la liste des éconduits qui se consolent sur le bord de la route en lisant et en relisant ébahis la lettre qu’ils ont reçue à la fois comme une caresse et une gifle. Il y a des gifles qui font du bien. »

Michaux ne faisait d’ombre à personne ; ou alors il ne faisait que cela, comme pour ce volume à lui consacré dans la collection « La Bibliothèque Idéale », dont il faillit briser l’harmonie iconographique naissante en imposant en couverture un cliché où son opaque silhouette se découpait sur fond blanc, rien de plus. D’outre-siècle, Henri le Taciturne revient souffler à l’oreille de notre époque oui-ouiste une leçon de fermeté, d’élégance et d’altitude, et nous la recevons avec plaisir.

♦ Lire un extrait de Donc c’est non proposé par les éditions Gallimard

♦ Henri Michaux dans l’actualité : la Bibliotheca Wittockiana consacre en ce moment une exposition à l’écrivain. Le Carnet l’a visitée.

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