On a tous dans l’cœur une petite fille oubliée

Laurent GRENIER, Dix disques de traverse (qui n’ont pas changé ma vie), L’Arbre à paroles, coll.« IF », 2016

grenier dix disques de traverseParfois, il suffit de deux ou trois notes, un riff de guitare, un beat de batterie immédiatement reconnaissables, et, zou !, nous voilà transportés ailleurs. Dans d’autres lieux, d’autres époques, pas forcément lointaines. Et c’est toute une vie passée qui nous revient en tête, des fantômes d’amis et d’amies, des rêves fumeux évaporés, qui ne nous lâchent plus de la journée.

Qui n’a jamais connu de telles bouffées de nostalgie ? Personne, je suppose.

Combien de tubes n’ont-ils d’ailleurs pas « marché » à la nostalgie, à l’évocation du temps jadis qu’il suffirait de faire revivre en alignant les noms des groupes et des chanteurs alors à la mode ?

À sa façon, Dix disques de traverse joue de cette corde sensible-là. Par le biais de dix chansons qui n’ont en rien bouleversé son existence, Laurent Grenier y évoque dix moments de sa vie, de ces années d’études, à Anvers, à proximité des bars à putes, aux amours enfantines et adolescentes, ces grands frissons que l’on ressent la première fois qu’un jambe nue touche votre jambe nue, ces grands fantasmes entre potes que ne manque pas de suggérer la forte poitrine d’une Julie, Amandine ou Sophie.

Aujourd’hui, quand une insignifiance de ma vie de broutilles se rappelle à moi, c’est systématiquement avec les gimmicks des losers pop que j’entendais alors. Impossible d’y couper. Il n’y a pas de touche mute à ma mémoire.

On peut, bien sûr, se prendre au petit jeu de deviner quel gimmick, quelle chanson, seraient associés à nos propres souvenirs de vacances, nos propres escapades ailleurs, nos propres aventures sexuelles ou amoureuses. Certainement pas les mêmes que Laurent Grenier, j’imagine. On peut aussi se dire que, oui, c’est vrai, ces chansons, dans le fond, sont un peu nos madeleines de Proust à nous, ados bancals, adultes balbutiants, qui avons biberonné au rock et à la brit pop. Mais, bon, au-delà de ces légers effets et frissons, que donne encore à lire et à sentir Laurent Grenier ?

Peut-être ceci : un petit jeu sympa. On peut en effet prendre plaisir à retrouver, d’un texte à l’autre, les mêmes figures, les amis de bahut Renaud et Olivier, la petite Amandine devenue grande, le père et la mère, Dominique A dont l’auteur apprécie autant les disques que la personnalité, etc. Tout cela se tisse et se renvoie la balle et finit par « rendre corps » à une époque courant, grosso modo, de la moitié des années 90 à la moitié des années 2000.

Peut-être encore ceci : une façon d’écrire très « magazine ». C’est que Laurent Grenier n’est pas n’importe qui. Depuis des années, on peut lire ses chroniques d’albums, ses entretiens, dans Rif-raf, un magazine consacré à la musique et que l’on trouve « chez tous les bons disquaires ». Du style journalistique, Grenier garde l’art de l’accroche, le sens du raccourci, l’art d’aller droit au but, le sens de la formule tueuse, les clins d’œil à des expériences, à des références communes.

Longtemps, je n’ai écouté la musique qu’au travers d’un prisme déformant. Le ronron d’une mécanique infernale. Celui du walkman, baladeur comme on disait en France. Ces trucs qui bâfraient littéralement de la bande magnétique. C’était avant le numérique. C’était avant les téléphones portables. C’était avant que Bertand Cantat ne frappe à mort Marie Trintignant […]. Bref, longtemps je me suis couché à vingt-deux heures avec un putain de walkman sur les oreilles.

Chacun de ces textes aurait sans aucun doute eu sa place dans un hebdomadaire ou dans un mensuel, dans une chronique perso où l’auteur raconterait par le menu les rapports intimes entre sa vie privée et sa passion de la musique.

Bref, entre essai et confidences, réflexions sur le temps qui passe et évocations d’entretiens journalistiques, Dix disques de traverse pourrait séduire les émotifs tendance nostalgie ainsi que les amateurs et fans de musiques « actuelles » comme on dit.

À lire, en tout cas, comme on écoute une pop song : en sifflotant ou sirotant, très tôt, un café le matin.

Vincent Tholomé