Marc HANREZ, Poste restante. Un journal littéraire (1954-1993), Éditions de Paris – Max Chaleil, 2016, 96 p., 14 €
Il vient de paraître aux Éditions de Paris / Max Chaleil un mince volume intitulé Poste restante et décrit en sous-titre comme un « Journal littéraire 1954-1993 ». Son auteur est photographié en couverture. Il porte beau ainsi, de trois quarts, une longue pipe aux lèvres, les yeux ombragés par un rayon de soleil oblique qui lui tombe sur le visage et révèle au passage, derrière lui, le fragment d’une affiche, où l’on peut lire en portugais : « Lucha por tu libertad ». Voici Marc Hanrez, saisi dans sa profondeur et nimbé de mystère, à Lisbonne en 1981.
Ce que le cliché ne montre pas, c’est la foisonnante richesse intérieure de cet authentique personnage de roman et l’importance de sa mémoire pour nos Lettres comme pour celles de France. L’évidence n’éclate qu’une fois le livre ouvert, dévoré puis refermé, avec nécessairement un goût de trop peu – car, en narquois tendeur d’appâts, Hanrez aura pris soin en avant-dire de nous révéler que cette centaine de pages est la part émergée d’un iceberg textuel qui en compte six mille…
Marc Hanrez est né une année où le 6 février prit un caractère insurrectionnel Place de la Concorde, à Paris ; où Charles de Gaulle publiait Vers l’armée de métier et Faulkner Tandis que j’agonise. Un grand cru donc qui, malgré le passage du temps, a su rester vert, vif et pétillant. L’homme n’est inconnu d’aucun célinien qui se respecte, puisqu’on lui doit la première monographie consacrée à Louis-Ferdinand Céline dans la « Bibliothèque idéale » des éditions Gallimard ainsi qu’une inestimable interview enregistrée in vivo de « l’abominable homme des lettres », à qui il rendit visite à cinq reprises. Lors de leur première rencontre, le jeune Bruxellois se fait accueillir par un tonitruant : « Ah ! le philologue… Entrez, Monsieur ! Je vous écoute. » L’entretien, où le feu roulant le dispute aux bâtons rompus, révèle un Céline qui dit s’intéresser davantage à la syntaxe qu’à l’argot et, plus étonnant encore, s’avère au fait du conflit communautaire belge ! Une papouille sur le poil poisseux de la chatte rapportée du Danemark ou la gorge du perroquet, quelques vérités majeures, puis la conclusion s’abat, tranchante : « Dès qu’on est connu, c’est fini, on ne rencontre plus que des masques… »
Le parcours de Hanrez ne s’est pas arrêté au bord de la Route des Gardes à Meudon, une fois passé le funeste mois de juillet 1961. Il assiste à des conférences ? Elles sont données par l’anarchiste aristocrate Cocteau en 1955, par un Michel Butor voûté mais souriant en 1958, par « l’homme de la vieille vague » Sartre en 1962. Il répond à l’un des rendez-vous hebdomadaires du couple Muller-Bourdouxhe en novembre 1955 ? Il y rencontre « l’ineffable, apollinien, dionysiaque et pontifiant Marcel Lecomte » avec qui il tape la discute sur Nerval, les frères Poulet et la bruxellisation en germe. 1967 marque un tournant : Hanrez s’envole pour les States. Il y enseignera la littérature française, essentiellement à l’Université du Wisconsin à Madison pendant trente-deux ans. En plus de passionner les auditoires, il donne le premier essai sur l’œuvre éminemment complexe de Raymond Abellio.
L’audace et la curiosité intellectuelles ne sont pas les moindres des qualités de Hanrez. Et que dire de ses fréquentations ? Malgré sa carrière académique, le futur professeur émérite ne se plaît qu’en la compagnie des plumes de l’en-dehors, insoumises, buissonnières ou souterraines. Il côtoya ainsi Roger Nimier – façon bourrasque, dans la mesure où le Hussard bleu vécut comme il mourut, en coup de vent. Rabelaisien à l’insatiable appétit, au verbe aussi châtié que coruscant, Hanrez était également voué à devenir proche du volcanique Pol Vandromme… Il fut enfin « le très bon ami intellectuel » de l’insaisissable Dominique de Roux. Ce dernier lui confiera la tâche d’un Dossier H, qui fait toujours référence actuellement, sur Les écrivains et la guerre d’Espagne. Hanrez se lance par la suite dans la hasardeuse entreprise d’un Cahier de L’Herne sur Pierre Drieu la Rochelle, et affronte les difficultés à négocier avec le frère de l’écrivain la parution d’extraits du sulfureux journal de guerre, encore inédit à l’époque.
Puis il y aura les partages de tablées avec Philippe (Sollers), Frédéric (Vitoux), Marc-Édouard (Nabe), Jean-Edern (Hallier), les colloques où il sympathise avec Ricardou et Doubrovski, les causeries avec Michel Zink sur Froissart ou Michel Collomb à propos du New-York de Paul Morand… On l’aura compris : il est impossible d’étiqueter un passeur d’une telle carrure ni de l’enfermer dans une case. Mais l’affiche ne clamait-elle pas « Lucha por tu libertad » ?