Le regard de l’oiseau

Un coup de coeur du Carnet

Jean de BOSSCHERE, Les paons et autres merveilles, illustrations de Bernard DUHEM, Paris, Klincksieck, coll. « De natura rerum », 2016, 174 p., 17,50 €

bosschereEn 1924, Jean de Bosschère quitte Londres et s’installe non loin de Rome, sur la via Appia Antica. Il commence à rédiger Marthe et l’enragé qui paraît en 1927. En 1933, il publie Les paons et autres merveilles où il décrit les deux années de bonheur passées à Due Santi. Dans ce dernier livre, il n’évoque cependant jamais la rédaction de Marthe et l’enragée. Les deux textes sont d’ailleurs dissemblables. Autant Marthe est un roman sombre et dramatique, autant Les paons est solaire et heureux. Là où le premier roman décrivait la jeunesse de l’auteur en le dissimulant sous le masque de son personnage, le récit de 1933 est conduit par un je totalement assumé. Mais surtout le discours sur l’enfance change complètement entre les deux livres.

Les paons et autres merveilles raconte la passion de de Bosschère pour les oiseaux, au pays du merle bleu. C’est un pays où le temps semble suspendu, on y vit comme il y a mille ans et comme on y vivra dans mille ans. Le livre commence par une intéressante mise au point sur la manière de parler de l’animal. Comment décrire un oiseau que le lecteur ne connaît pas ? Comment également essayer de comprendre la nature du sentiment qu’éprouverait l’animal ? Si ce n’est par comparaison et en référence aux sentiments humains. Et en jouant sur des images, comme le fait le langage poétique. Ainsi, prêter un sentiment de nostalgie au paon est, pour le poète amateur d’oiseaux, à la fois une impression mais aussi une image. Cette proximité et cette analogie fondent aux yeux de l’auteur sa démarche d’observation et d’écriture.

Il s’attarde d’abord au paon dont le caractère archaïque renvoie à des temps très anciens, aux origines du vivant : « Nous avons la sensation de nous trouver devant l’anachronique survivance d’autres âges », à une époque où la distinction entre espèces n’est pas celle que nous connaissons aujourd’hui. La phrase de de Bosschère traduit cette indistinction originaire : le « grand paon au cou de reptile bleu, et dont le corps ressemble à un vaste cryptogame vert ». L’auteur ressent d’ailleurs pour lui-même cette confusion originelle devant le paysage romain du temps suspendu où terre, mer et ciel se confondent dans la flamboyance du soleil couchant.

Si le plumage est analogue à la végétation ancienne, le cri est tout aussi archaïque, il « échappe à tout classification zoologique », même s’il semble « contenir un étrange appel de désespoir ». D’autres aspects encore du comportement du paon renvoient aux temps premiers. Cette étrangeté de l’oiseau n’empêche pas la grande empathie que de Bosschère éprouve pour ses protégés, que l’on perçoit par exemple quand il décrit une promenade où quatre paonneaux le suivent parce qu’ils le prennent pour leur mère ; et, lui, est soucieux de ne pas les fatiguer tout en tentant des expériences sur l’imprégnation et la reconnaissance.

de Bosschère décrit encore d’autres oiseaux avec lesquels il vit, et puis insensiblement le livre devient l’évocation de son enfance, à partir d’un point nodal : quand il a dix ans, il rencontre un vieil homme qui entretient un rapport quasi mystique aux oiseaux, dans ce qu’il nomme un « cloître aux alouettes ». Sa passion pour le « mystère des ailes » est précoce et se développe en secret, à l’insu de ses parents, mais toujours tendue entre l’envie, parfois lourdement ressentie comme coupable, de posséder des oiseaux et celle de les voir libres. Le livre se termine sur une affirmation quelque peu paradoxale. L’auteur évoque les bien banals pigeons « dont le plus grand charme est sans doute leur merveilleuse habitude de fréquenter les nuages. Mais c’est aussi le seul oiseau de haut vol qui soit notre compagnon libre, tout proche de l’état sauvage ». L’oiseau toujours échappe. Compagnons, et cependant sauvages, le pigeon et le paon sont deux exemples de cette proximité complexe de l’homme et de l’animal.

Il y a donc dans ce livre un étrange parallèle qui se dessine, en creux, entre le discours sur l’oiseau ainsi que sur la vie sauvage et le basculement du discours sur l’enfance que l’on perçoit entre Les paons et autres merveilles et Marthe et l’enragé. Comme si le passage par le regard de et sur l’oiseau avait permis de reconsidérer le passé. Cela débouche sur cette anecdote tout à la fin du récit. L’auteur raconte qu’un oiseleur romain affirme « que personne ne “s’y connaissait mieux” que [lui] » : « C’est cette affirmation qui me donna la plus nette et la plus pure satisfaction de vanité que je connus jamais. » Bien plus que les louanges de critiques ou d’amis sur son travail artistique ou littéraire.

Le changement est aussi stylistique. Le début du livre transpose dans les mots la profusion solaire et le bonheur vivement ressenti dans ce paysage. Le style est alors luxuriant, multipliant les images (Artaud disait : « trop d’épithètes, de comparaisons, trop de fleurs ») ; pour l’évocation des années d’enfance, il se fait plus sobre, mais toujours élégant.

Jean de Bosschère révèle dans ce livre un aspect jusqu’alors peu connu de sa vie : son amour des oiseaux et le fait qu’il en est un observateur subtil et ébloui. Et la description de ces années de bonheur donne à son ouvrage un caractère lumineux et attachant.

Joseph DUHAMEL