André GIDE, Maria VAN RYSSELBERGHE, Correspondance 1899 – 1950, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2016, 1168 p., 40 €
Quelle amitié magnifique ! Confiante, profonde, vigilante, inaltérable, elle a uni, un demi-siècle durant, André Gide et Maria Van Rysselberghe, dite la Petite Dame, et s’incarne dans une Correspondance éditée aujourd’hui par les soins de Peter Schnyder et Juliette Solvès.
Plus de mille pages, sous le signe de l’intelligence, de l’indépendance d’esprit, de la générosité, de la passion pour la littérature, mais aussi du partage spontané des impressions, émotions, menus et grands événements de la vie quotidienne.
Ils s’étaient rencontrés l’été 1899 chez le poète Francis Vielé-Griffin, à Paris où les Van Rysselberghe (Maria, son mari Théo, le peintre impressionniste bien connu, et leur fille Elisabeth), quittant Bruxelles, s’étaient installés l’année précédente. Gide avait alors trente ans ; Maria, trente-trois. Et ils entamaient bientôt une correspondance à travers laquelle se dessinent deux autoportraits vivants, attachants, complices dans leur contraste même.
Elle, expansive, presque juvénile dans ses effusions : « Gide, Gide unique, vous êtes une des formes de mon enthousiasme à vivre – je me sens toute chargée de reconnaissance et de tendresse. » (1909) « Vous ne saurez jamais assez l’exaltation, le soutien que vous m’êtes, non pas votre amitié qui est la plus belle fleur de ma vie, mais vous, vous d’une façon toute désintéressée. » (1910) « Je vous embrasse bien fort, vous mon seul recours toujours. » (1921)
Lui, plus pondéré, mais tout aussi attentif et fidèlement présent : « Votre, en dépit des voyages, inamovible ami. » (1932) « Vous vous doutez peut-être à peine du profond réconfort que m’apporte le moindre billet de vous, si insignifiant qu’il puisse vous paraître à vous-même. Je le relis ; je le hume ; je m’en imprègne et l’assimile délicieusement. » (1939) « Sans vous, il me semble souvent que je boite un peu. » (1940)
La littérature forme d’abord la trame de leurs lettres. Maria s’enflamme : « L’idée que les lettres de Flaubert paraissent et que je ne les lis pas m’est intolérable – savoir que vous les lisez, cependant, me console un peu. » (1905)
Gide salue Choderlos de Laclos : « J’achève de lire en voyage un livre que je n’ose recommander, car c’est un bien terrible livre, mais tout de même un extraordinaire chef-d’œuvre : Les Liaisons dangereuses de Laclos que le Mercure vient de rééditer. » (1904) Il peut aussi avoir la dent dure : « Quatrième tentative de lecture de Contrepoint [Aldous Huxley]. Je patauge dans le fatras. M’explique de moins en moins le succès fait à ce livre et l’intérêt que certains y ont pris. […] Le peu de bon qu’il y a par instants, de significatif, est noyé sous des flots d’inutile… » (1931) Et, gravement, il lui confie : « L’œuvre d’art ne sera jamais en moi que le fruit d’un patient tourment. » (1905)
Ils se racontent le fil de leurs jours, échangent des nouvelles de leurs proches, de leurs amis (Roger Martin du Gard, Henri Ghéon, Jean Schlumberger, Jacques Copeau…), évoquent leurs séjours loin de Paris. Ainsi, à peine arrivée à Ambleteuse, Maria se réjouit : « J’espère faire de tout déraisonnablement : prendre des bains, monter à bicyclette, marcher, me fatiguer, dormir – et je prévois qu’à ce régime-là je lirai peu. J’ai emporté Aurore pourtant ! Quel être tonique et bousculant que ce Nietzsche ! »
Gide, pour sa part, se révèle grand voyageur (Angleterre, Afrique noire, URSS, Egypte, Grèce…).
Elle se moque de son côté « brave écolière ». Il ne se flatte pas davantage, s’exclamant : « Quelle patience vous aurez su avoir avec l’être fuyant que je suis ! ».
Elle s’ouvre à lui de sa vie intime, singulièrement de sa relation passionnée, douloureuse, avec Aline Mayrisch, appelée Loup. Une âme tourmentée, en proie à des accès de dépression, des changements perpétuels d’humeur et de sentiment, qu’elle tentera éperdument d’arracher à ses démons, avant de rendre les armes, à bout d’espoir.
Si Maria s’enthousiasme pour les livres de son ami, dès Nourritures terrestres à La Porte étroite, dès Caves du Vatican à Si le grain ne meurt, elle se montre une lectrice exigeante, une critique pertinente, ce qui lui vaut l’épithète malicieuse « Notre Dame de Bon Conseil ». Elle n’hésite pas à le dissuader de faire paraître dans La NRF des feuillets récents de son Journal : « cela ne me semble pas une bonne idée, ni la raison qui vous y pousse une bonne raison. […] Les deux dernières fois que vous avez pris la parole dans La NRF, c’était d’une manière assez sensationnelle, ne craignez-vous pas que ceux-ci paraissent faibles à côté, un peu pataugeant – et d’autant plus peut-être qu’on est en droit d’en attendre beaucoup ? » (1933)
Sur leurs pas, nous retraversons les grands chapitres de l’histoire, telle la Guerre 1914-1918, qui les voit œuvrer ensemble au Foyer franco-belge qu’ils ont fondé pour venir en aide aux réfugiés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Gide s’exile en Afrique du Nord, l’année 1942. Ils ne se retrouveront que trois ans plus tard, à Alger, et rentreront ensemble à Paris.
La vie littéraire reprend son cours. Gide refuse en 1946 d’entrer à l’Académie française ; l’année suivante, il est reçu docteur honoris causa à Oxford, et reçoit le prix Nobel de littérature.
Mais la santé de l’écrivain s’altère. Il meurt le 19 février 1951.
Ainsi prend fin une correspondance dont Maria lui disait un jour : « Au fond je ne cesse jamais entièrement de converser avec vous ».
Une conversation qui leur fut si précieuse. Et qui, dans leur sillage, nous enchante et nous émeut.
Francine GHYSEN