Le monde comme transfiguration

Pierre-Yves SOUCY, Neiges. On ne voit que dehors, Bruxelles, La Lettre Volée / Ante Post, 2015, coll. « Poiesis », 78 p.

soucy.jpgOuvrir Neiges, de Pierre-Yves Soucy, c’est entrer dans un monde éthéré, austère, presque abstrait, apparemment dépourvu de chaleur ou de sensualité. Y alternent sans relâche fragments de paysages le plus souvent minéraux (cimes, déserts, villes, torrents, ciels, sources), détails du corps (yeux, peau, bouche, lèvres, épaules, genoux, paupières surtout), météores (givre, hiver, neige, giboulées, éclaircie, grésil), états de la conscience (fièvre et désir, doute, silence, incertitude, anxiété, méprise, oubli), mille mouvements de diverses sortes mais toujours indociles : débâcle, bourrasques, tremblement, errance, torrents, désordres, désastre, déflagrations, battements, rafales, salves, etc.  Toutes les constructions mentales qui pourraient fixer le sens ou l’organiser sont battues en brèche : « suppriment l’étreinte de nos convictions » (p. 9), « le doute pulvérise toute pensée » (p. 10), « jusqu’à nous détacher du récit » (p. 14), « l’espérance d’une partition » (p. 15), « fausses couches de nos légendes » (p. 16), « la rotation […] déracine nos fictions » (p. 18), « les malentendus s’inventent. » (p. 24)  Bref, le tableau qui s’offre au lecteur est de nature profondément chaotique : ce long poème – car il ne s’agit pas d’un recueil – semble avoir pour propos la défaite ou l’impossibilité de l’unité, l’insistance sur tout ce qui délie et se délie, l’incoercible instabilité du monde, sinon son inhabitabilité.

Et pourtant, de discrètes mais récurrentes amarres viennent peu à peu freiner cette grande dérive. Il y a d’abord la première personne du pluriel, ce « nous » certes non précisé en un premier temps. Et puis le mot « petite », dont on comprend assez vite qu’il s’agit d’une apostrophe affectueuse. Les choses s’éclairent davantage à la p. 31 : « nous ne sommes que deux ». La cosmographie chahutée se poursuit, mais son statut a pris une nouvelle tournure : il s’agit du monologue qu’un « je » mal identifié adresse à la femme avec laquelle, découvre-t-on, il a vécu une aventure – car la dernière page suggère que l’histoire a pris fin. Rétrospectivement, la grande sarabande météorique et tellurique avoue donc sa nature purement métaphorique, illustrant non l’épisode de la séparation, mais celui du grand désordre amoureux. Conformément au titre du livre, les chutes de neige jouent dans cette imagerie un rôle prépondérant : elles fascinent et font peur à la fois, tourbillonnent, transforment complètement le paysage, désorganisent le quotidien, aveuglent, désorientent, gomment frontières et limites, atténuent les bruits du dehors, créent une vaste fantasmagorie. « Nous sommes cette neige en désordre », dit le poète (p. 54).

Si tant est qu’on puisse le résumer, le livre de P.Y. Soucy tente donc de décrire l’aperception du monde radicalement transformée sous le coup de l’expérience amoureuse. Celle-ci pourtant n’est pas idyllique, si l’on en juge par des formules comme « nos pas s’écartent / n’accordent plus leur vérité » (p. 28), « toi ivre de ta bête innocence » (p. 47), « qu’as-tu compris de nos défaites à venir » (p. 62), « au commencement du feu de tes pièges » (p. 69). S’ils paraissent ténus, ces indices suggèrent néanmoins que l’expérience n’est pas pleinement partagée : c’est dans la subjectivité du poète que le monde se transfigure, pas – ou pas autant – dans celle de l’aimée, malgré la fréquence du « nous » qui crée l’illusion de l’accord. En ce sens, le monologue soumis à notre attention serait fondamentalement une parole de solitude, et sa verve imaginative une sorte de masque un peu désespéré. Peut-être ceci n’est-il pas étranger au léger sentiment d’ennui que l’on ressent à la lecture, comme sous le coup d’une insistance importune ou d’un discours exagérément répétitif. Pire : les nombreuses fautes d’orthographe donnent l’impression d’un livre trop vite bouclé, et qui nonobstant ses grandes qualités aurait gagné à murir davantage.

Daniel LAROCHE