Survivre au temps qui passe

Un coup de cœur du Carnet

Guy GOFFETTE, Petits riens pour jours absolus. Poèmes, Paris, Gallimard, 2016, 113 p., 14 €/ePub : 9.99 €

goffetteC’est un recueil polygraphique, pourrait-on dire, que nous donne Guy Goffette avec Petits riens pour jours absolus, titre à la fois modeste et réfléchi coiffant quelques méditations d’une grande richesse affective, comme ses livres précédents. Six parties bien distinctes en effet s’y succèdent, chacune avec ses particularités de contenu, de longueur et de forme. Mais en toutes prédominent le sentiment du temps qui coule irrémédiable, les résurgences impératives et douces-amères de la mémoire, le désir chimérique de refaire la vie enfuie, l’absolue tyrannie de la mort – thèmes qui donnent au livre sa forte unité, tant par eux-mêmes que par le ton dans lequel ils sont traités : un ton sans fatalisme, mais sans davantage de révolte bruyante, comme une sorte de rage retenue – pudique – devant l’inéluctable. Le propos n’est certes pas neuf, il est même d’une haute antiquité en littérature, et singulièrement en poésie. Goffette a néanmoins entrepris de le renouveler, de le formuler en un langage original, d’outrepasser le ramassis de clichés où il s’est englué au fil des siècles, d’en faire vraiment une affaire personnelle. Disons-le sans ambages : le défi est superbement relevé.

Intitulée Dilectures et compagnie, la deuxième partie rassemble des hommages atypiques à des poètes qui furent, chacun à sa manière, des blessés de l’existence : le Rimbaud de Mauvais sang ; Max Jacob, « petit homme frêle, gris, grave » ; Robert Frost, chantre de la vie rurale et de l’espoir malgré les drames subis ; Apollinaire dont on ne résiste pas à « retoucher » le Bestiaire ; Artaud seul dans l’arène, face au taureau de la folie ; Borgès, à la fois Dédale et Minotaure de son labyrinthe ; le magistrat-poète Jean Follain qui fonda l’école de Rochefort ; Hubert Juin hanté par la trouble rivière Messancy ; Jean-Claude Pirotte, nomade et insoumis ; le discret Paul de Roux, dont Goffette préfaça la réédition chez « Poésie/Gallimard ». Ces œuvres singulières, à l’évidence, lui sont devenues indispensables. Aussi l’auteur a-t-il voulu les préserver de l’oubli non par voie nécrologique ou anthologique, mais par le moyen d’extrapolations inventives, à partir tantôt de la biographie, tantôt de tel livre ou de tel poème : le passé, pour lui, n’est pas un objet de pieuse conservation, mais le moteur d’une recréation parolière.

Les cinq autres parties semblent refléter davantage l’expérience personnelle de l’auteur ; du moins la référence aux prédécesseurs y est-elle plus implicite. Dans cette langue limpide dont Goffette a le secret, Chanson de la vie qui passe illustre bien la « poétique de la simplicité » dont le créditait naguère son préfacier Jacques Borel, non sans qu’une tension permanente y oppose le dysphorique et l’euphorique : d’un côté les quatre murs de la détresse, l’horizon-barrière, la folie guerrière ; de l’autre les images d’enfance, les fleurs colorées, l’amour et le désir. Le même antagonisme sous-tend les quinze poèmes brefs Petits riens pour jours absolus, claires entrevisions que brident le sentiment de la fugacité, de l’amour défaillant, avec cet insistant motif de la fenêtre qui autorise le regard mais retient le corps. Comme le titre le suggère, La couleur des larmes est plus mélancolique, où défilent le souvenir de la mère, celui du père, un cimetière en ruine, la tombe d’Icare : « ne te retourne pas, laisse mourir les morts ». Gdansk et L’usage des villes, enfin, accentuent la volonté d’espérer malgré la violence destructrice, la tyrannie du profit, l’égoïsme des nantis…

Le propos de Goffette n’a rien d’élégiaque, mais rien de désincarné. Il accorde à la souffrance et à la joie leur juste part, sans jamais les réduire à un dualisme simpliste. Au contraire, par une navette continuelle entre le présent et le passé, entre le perçu – essentiellement visuel – et le ressenti intérieur, il rend évidente leur infinie diversité. Qu’elles proviennent d’hier ou d’aujourd’hui, les notations les plus humbles prennent sens et font sens, transcendées par un discours à chaque fois imprévisible : pour Goffette comme pour les grands poètes qui l’ont précédé, l’écriture est une négociation permanente entre mémoire et oubli. De plus, l’humour et le jeu verbal s’y glissent à plusieurs reprises, par exemple dans le titre Artaud (réro) ou le rapprochement Dantzig-Dancing, ce qui démultiplie encore le miroitement textuel. Bref, une poésie de grande sensibilité et de grand art à la fois, sans rien de péremptoire ou de satisfait, une poésie vibrante, imaginative, et dont la grande lisibilité n’est assurément pas la moindre des qualités.

Daniel LAROCHE