Les quatre mains de l’artiste

Daniel DE BRUYCKER, Christophe AGOU (ill.), Prisme, La Renverse, coll. « Deux Choses Lune », 64 p., 16€

de bruyckerIl arrive que le dialogue artistique entre deux créateurs soit tel qu’il aboutisse à une œuvre d’une extrême homogénéité, une pièce qui ne pourrait être jouée autrement qu’à quatre mains. C’est le cas avec ce dernier recueil signé Daniel De Bruycker et illustré par les belles photographies macro de Christophe Agou. Dédié à la mémoire de celui-ci, décédé subitement en 2015 à New York à l’âge de 46 ans, l’ouvrage n’est pas la première collaboration entre les deux artistes puisqu’en 2013 déjà, ils s’étaient réunis autour du livre d’artiste Les faits secondaires.

Placée sous le signe des quatre – éléments, saisons ou points cardinaux – l’écriture hautement poétique de Daniel De Bruycker, lumineuse et aérienne, se révèle littéralement au contact des couleurs volontairement floues du photographe. Comme autant d’illuminations, les mots se mêlent aux images et se brouillent dans un échange complexe et raffiné qui touche au plus profond de la chair du monde. Le texte millimétré du poète s’agrippe aux photographies pour décliner les différentes nuances d’une lumière captée comme par surprise. L’instantané d’un moment de la journée alternant entre aube et crépuscule, d’un son oscillant entre cri et silence. Dès lors, c’est toute une gamme chromatique qui se déplie sous les assauts conjugués des deux artistes en prise avec le corps spectral du poème de la nature et de soi.

Telles sont les quatre lumières :

d’aube et de soir,
la première et la troisième, tenues à contre jour,
éclairent le mieux le corps aimé
et les fins linéaments du poème,
la terre meuble pour les semis,
pâte au pétrin et pain rompu à table,
les grains songeurs du rosaire
et l’horizon, grand rêveur circulaire.

Il y a assurément dans l’écriture du poète un ordre à retrouver, plutôt un ordonnancement quasi céleste à déceler, à transcrire dans la mise en page, dans la structure même des mots qui sont semés sur le papier. Les poèmes deviennent les quatre voix du chœur muet, les quatre lumières, les quatre secrets qui s’agrègent aux quatre éléments pour former au final le matériau adéquat qui permettra de dire, de toucher à la source de la création toujours renouvelée.

quatre paroles, quatre silences
dont tout le reste est fait,
en quelle sorte nul ne sait,
seul l’ordre nous apparaît :

Pour permettre cette connivence entre texte et images, il fallait un éditeur qui puisse proposer un objet artistique hybride, proche du livre d’artiste mais néanmoins accessible. Un mot donc sur les Éditions de La Renverse, situées à Caen, et cette collection « Deux Choses Lune ». Attentive au format, au papier et à la typographie, la structure éditoriale, proche des réseaux de librairies indépendantes, a opté pour une ligne graphique moderne. Le choix du format à l’italienne, la couverture reconnaissable par sa brillance dorée et surtout le massicotage inhabituel en biseau en pied de page confèrent aux volumes un aspect trapézoïdal assez surprenant qui attire inévitablement le regard du lecteur. Pris à contre-pied, celui-ci n’a d’autre alternative que d’ouvrir le livre et d’y découvrir une poésie exigeante par le prisme d’un travail photographique qui l’est tout autant.

Rony DEMAESENEER