Isabelle BARY, Ce qu’elle ne m’a pas dit, Luce Wilquin, 2016, 256 p., 20€/ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-88253-525-7
Marie et Alex forment un couple en apparence conventionnel. Elle est une enfant unique et une chercheuse scientifique de 47 ans. Lui est un prof de philo converti en vendeur de soutiens-gorge, issu d’une famille généreuse et démonstrative. De leur union est née Nola, une jeune femme de presque 16 ans, hypersensible et en quête de sens. Leur quotidien semble banal, rythmé par le boulot, les disputes et les fous rires.
Ce petit train-train ronronne paisiblement, ponctué par des touches d’humour, mais certains détails nous montrent des failles. Les failles de Marie, plus précisément, avec lesquelles Alex et Nola semblent tenter de composer. Ayant peur de tout et étant touchée par des TOC, Marie caresse constamment la plume autour de son cou, offerte à sa naissance par son père.
Je [Nola] serais incapable de dire si ma mère m’agace vraiment. C’est juste ma mère. Fais ci, fais ça, t’aurais pas oublié ci ?, t’écoute[s] ce que je dis ?, tiens-toi droite. L’oxygène me manque chaque fois qu’elle entre dans ma chambre, mais je mourrais sans sa main qui glisse à l’envers sur ma joue. Elle a des gestes comme ça. C’est une des choses que j’aime chez elle. Comme son amour des maths, ses boucles blondes qui me chatouillent le nez quand elle m’embrasse, son rire aussi quand il s’emballe et nos conversations sur le sens de la vie. Ce que je déteste, hormis nos engueulades, c’est quand elle cesse de rire d’un coup. Quand, suite à un geste, un mot, une allusion ou un bruit, elle s’en va, les yeux vagues, dans un monde où plus personne n’a accès, moi compris. Alors son silence est comme une arme qui me fait me sentir nulle et impuissante.
De son côté, Alex envisage cet aspect plutôt positivement : « La seule chose que j’aime quand Marie se fige hors du monde, c’est ce mystère qui l’isole et la rend plus belle encore. J’ai épousé un mystère. »
Les parents de Marie sont morts dans un accident de voiture lorsqu’elle avait 3 ans. Lors du décès de sa Mamysuzy il y a 16 ans, sa grand-mère qui l’a élevée et qui a été son unique famille, Marie a récupéré un dossier bleu contenant 2 carnets : un expliquant ses origines amérindiennes, l’autre intitulé « L’accident ». Elle a lu le premier de suite, mais n’a jamais voulu lire le deuxième, supposant que l’accident était suspect. Persuadée que ne pas savoir la protégerait, elle a gardé ce carnet dans un tiroir pendant plusieurs années, mais c’est sans compter sur la détermination de Nola qui veut savoir la vérité et met sa mère au pied du mur. La difficulté de se positionner face à un secret de famille est alors mise au jour, dans toute sa subtilité.
Ceux qui, comme moi [Alex], sont nés dans le bruit des conversations, les rires, les pleurs et toutes ces sortes d’abondances familiales pensent que le silence est un choix. Qu’il est si facile de parler et que ceux qui ne le font pas n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Nola aussi le croit. Elle fait partie de cette génération où tout, toujours, doit être dit. Il faut tout savoir et tout de suite, d’ailleurs il suffit d’un clavier pour se donner raison. Auprès de Marie, j’ai appris qu’être un enfant du silence, c’est être condamné à imaginer. Qu’on ne s’en sort pas comme ça. Qu’il faut un antidote. Et cet antidote, c’est Nola !
Poussée par sa fille, Marie décide d’« entrer dans le roman de sa vie », mais elle lit le dossier par morceaux afin de digérer au fur et à mesure ce qu’elle apprend. Elle découvre en effet que la mort de ses parents était suspecte et fut déguisée en accident. Mamysuzy y décrit l’enquête secrète qu’elle a menée pendant de nombreuses années pour élucider le mystère.
Ce roman polyphonique est constitué d’extraits du dossier bleu entrecoupés des fragments de vie des 3 personnages, dont nous pouvons lire tout à tour le point de vue. À chaque changement de narrateur, l’histoire reprend là où elle s’est arrêtée au chapitre précédent, sans interrompre le récit de l’enquête, grâce à un subterfuge de l’auteure que nous vous laissons le soin de découvrir.
Vous l’aurez compris, ce récit révèle un secret, mais qui dépasse de loin le cadre de la vie familiale. Il puise certes ses racines dans les générations familiales précédentes, où les blessures comme la peur et la honte se sont transmises de mère en fille, mais il s’ancre aussi dans l’histoire plus large du peuple des Amérindiens, où nous découvrons des populations autochtones minoritaires et appauvries face à des colons usant contre eux d’une arme politique redoutable dont on parle encore trop peu.
Ce qu’elle ne m’a pas dit est un roman puissant où l’amour, la violence, la détermination et la lâcheté sont intrinsèquement liés. Il nous plonge dans l’univers de personnages imparfaits terriblement attachants, qui font ce qu’ils peuvent pour se construire et donner un sens à leur vie. Ce récit nous pose les questions qui nous taraudent sur le secret : révéler un secret de famille ne peut-il pas blesser plutôt qu’aider une personne ? La vérité est-elle toujours bonne à dire ? Si oui, quelle vérité ? Comment et quand la dévoiler ?
Séverine Radoux