En sa Cité ardente…

Un coup de cœur du Carnet

Jacques IZOARD, Langue de liège aveugle, Atelier de l’agneau, 2016, 60 p., 14 €, ISBN : 978-2-930440-97-2

izoardQuand un poète disparaît, il y a deux solutions : soit le matériau de son œuvre, publié ou inédit, se disperse aux quatre vents et sombre dans l’indifférence, cette deuxième mort ; soit ses fidèles perpétuent sa parole, en l’archivant (sans la cloisonner) et en la restituant dans sa palpitante présence. Car les mots des poètes, eux, ne vieillissent jamais.

Les mots d’Izoard sur Liège sont Légia, pardon, légion… Il faut l’avoir vu se figer entre chien et loup, au milieu de la glauque rue Haute-Sauvenière, et frapper du pied le rebord du trottoir en disant, mi-narquois mi-docte : « Vois-tu, ces blocs-là, c’est du porphyre rouge, c’est le seul endroit de la ville où on peut en trouver… » ; il faut l’avoir croisé sur les pavés les plus périlleux, s’engouffrant dans les venelles obscures et les impasses qui l’aimantaient, gravissant sans fléchir les degrés médiévaux, pour mesurer à quel point Izoard était un piéton inlassable de sa ville, nourri par l’amble de la marche qu’il y poursuivit des décennies durant. À croire que les mots lui entraient par les semelles pour remonter sa silhouette chaloupée d’oscillations en ligne droite vers l’épiphyse.

L’Atelier de l’agneau, s’il est délocalisé aujourd’hui à St-Quentin-de-Caplong, demeure une enseigne mythique du paysage éditorial liégeois. C’est en toute logique qu’y est publiée une anthologie de textes aux tonalités multiples, mais tous centrés sur la Cité ardente. Des proses, des poèmes en vers blancs, des réflexions sur le rapport ville – poésie… Une déambulation en liberté grande, qui fait fi de la chronologie et des parcours balisés. Izoard n’avait rien du cicérone, et s’aventurer à lui emboîter le pas, c’était forcément désirer s’égarer, assumer la déroute d’une virée nocturne qui échouerait, en paradoxale apothéose, sur un banc vermoulu, les marches d’un escalier donnant sur un mur, une vasque de bruyère flanquant un arrêt de taxi.

Les pages les plus marquantes de cet ensemble sont bien entendu celles intitulées « Escaliers de Liège », initialement parues dans le recueil Il était douze fois Liège chez Mardaga en 1980. Où un imaginaire qui n’est pas sans évoquer les bifurcations borgésiennes ou certain rêve hélicoïdal de Buzzatti, nous amène à descendre marche à marche les niveaux du cryptage urbain, jusqu’au noyau de son mystère. « Escaliers obscurs et cachés des petits quartiers sans nom de Meuse et d’Outremeuse, de la Citadelle à la Chartreuse, demeurez sur vos gardes ! J’écrirai quelque jour votre histoire… »

Promesse de poète : Izoard n’a tiré aucun pensum érudit de son sujet favori. Mais combien de « petites merveilles poings levés » qui se saisissent au doigt et à l’œil, qui se happent avec le cœur, tendues d’outre-temps par un Maître à liéger… On prend.