Aphorismes et périls

David GREUSE, Double sens unique / Freddy TOUGAUX, Unique double sens, Cactus inébranlable, coll. « Les P’tits Cactus », 2016, 88 p., 9 €  ISBN : 978-2-930659-47-3 ; Jacky LEGGE, (L’)Armes à feu et à sang, Réflexions sans importance sauf quelques-unes, Illustrations de Priscilla Beccari, , Cactus inébranlable, coll. « Les P’tits Cactus », 2016, 86 p., 9 €   ISBN 978-2-930659-58-8 ; MICKOMIX, L’esprit fera peur !, Faux adages et vraies maximes, Cactus inébranlable, coll. « Les P’tits Cactus », 2016, 84 p., 9 €   ISBN: 978-2-930659-53-4 ; Francesco PITTAU, Les Hamsters de l’agacement, Cactus inébranlable, coll. « Les P’tits Cactus », 2016, 100 p., 9 €   ISBN 978-2-930659-54-1

tougauxIls sont piquants, hérissés à souhait, les quatre oursins que nous sert le fort peu glabre Cactus inébranlable. Ferme en sa résolution de ne publier que des aphorismes dans sa collection « Les P’tits Cactus », cette maison se revendiquant « wallonne, indépendante, autonome, impertinente et alternative » décline le genre au gré de tous ses avatars possibles. Car l’aphorisme, si bref soit-il, peut atteindre la dimension d’un paragraphe sans que la compacité de son encre en pâtisse. Il peut verser dans la poésie, la philosophie, le registre pataphysique, cynique ou nihiliste. C’est l’écume de l’esprit, le sel de la conversation, l’or en barre de ces bons mots qu’on casse en œufs durs, d’un coup sec, sur le zinc du comptoir, seule façon d’encore les voir éclore. Insaisissable Odradek, l’aphorisme est protéiforme, fuyant, évanescent. Donc immuable en sa puissance expressive.

Le premier mal rasé de la bande n’est autre que le bivalve David Greuse, un nom qui ne dira rien à personne à moins qu’un érudit ès youtuberies, en voyant sa bouille mi renfrognée mi-somnolente, se mette à fredonner « ça va d’aller, ça va d’aller… ». Freddy Tougaux, après nous avoir dit ton vrai nom, sors de ce corps ! Double sens unique obéit à ce principe sympathique des livres imprimés tête-bêche. Malgré cet habile artifice typographique, bien malin par contre qui pourra opérer le distinguo entre les sentences cinglantes de David (« Penser à rien, c’est le meilleur moyen de devenir nazi ») et les cinglances sentencieuses de Tougaux (« Les fabricants de suppositoires méritent un bon coup de pouce »).Tous deux s’interrogent sur les problèmes existentiels et posent les questions qui font mal (« Les cardiaques sont-ils parfois d’attaque ? ») et se prennent, en surréalistes bien de chez eux, au plaisir potache de détourner les images (« le panzer de Rodein » est, il faut l’admettre, un absolu du genre). Eh bien oui, c’est de mauvais goût, comme l’haleine du matin, et âcre, comme un café serré qui éveille moins les paupières qu’il ne resserre les artères. Mais qu’est-ce que c’est bon !

leggeLe Tournaisien Jacky Legge nous est présenté comme « un explorateur littéraire passionné par les cimetières, l’architecture funéraire et les empêche-pipi ». Signalé par un tel pedigree, on peut le supposer bon copain d’Otto Ganz ; c’est d’ailleurs le deuxième nom cité parmi la quinzaine d’auteurs et plasticiens avec qui il collabore volontiers. La métaphore militaire est filée ici, du front jusqu’à l’arrière, mais cette omniprésence est loin d’être l’indice d’une fascination pour les casus belli et autres manœuvres clausewitziennes. Legge le confesse : « L’art de la guerre me semble un contresens ». Le ressassement est une forme de mise en accusation particulièrement efficace, elle sature le lecteur jusqu’au dégoût de l’objet évoqué, retourné sous toutes ses coutures, charcuté comme un mollet ayant reçu un shrapnel. La violence est certes partout dans ces phrases hachées menu, mais elle cède souvent le pas à une douceur douloureuse : « Les courriers du soldat inconnu étaient adressés poste restante », « C’est un cercueil vide qu’on inhuma dans la concession du déserteur ». Et chaque mot de tomber en silence, comme un soldat de plomb sur une moquette.

mickomixMickomix annonce la couleur en se définissant comme « Artiste athée, mais créant ». Il pratique avec jubilation la répartie flottante, isolée sur la page, les dialogues avortés en deux phrases (« – Mon trésor, dit-elle. – Mon quatorzor, lui répondis-je »), le calembour à fulgurance (« Ici bas, Lao-Tseu », « dès juillet, j’étais out »), les strophes énigmatiques et forcloses (se délecter de l’énigme inépuisable posée page 28). Enfin, l’on n’évoquera pas cette plaquette à haut potentiel explosible sans toucher un mot des illustrations qui la rehaussent, signées de l’auteur, et dont les sombres trouvailles voisinent avec le génie d’un Topor.

pittau-cactusFrancesco Pittau ferme le ban. Connu et reconnu pour ses livres de littérature jeunesse publiés chez Gallimard et au Seuil, romancier à la voix atypique (Tête-Dure), Pittau livre une rafale de propos grinçants, comme on serait bien susceptible d’en trouver dans le cinéma d’Audiard. Une gouaille désabusée oscillant de Jacques le fataliste à Serge L’aquoiboniste, un arsenal de phrases à servir le sourcil relevé en circonflexe : « Quand les carnivores mangent des herbivores, c’est une forme de végétarisme. », « À partir d’un certain âge, on est content que d’autres meurent à notre place. », « Il y a des connes qui mériteraient amplement d’être des hommes. » On imagine un pauvre diable, affalé sur un banc public, maugréant ces vérités majeures, ajoutant « Pas vrai ? » à la fin de chacune et attendant le contradicteur, d’un air bravache. Puis il suffit de passer à ce Diogène un bras autour du cou pour qu’il vous souffle à l’oreille : « Tel épris qui croyait prendre. » L’aphoriste, le vrai, sous sa carapace d’insecte rouleur de boulettes, est un animal à sang chaud, au cœur d’or, mais qui continue à en chercher.

Frédéric Saenen