Paul DE RÉ, Mademoiselle de ces gens-là, Murmure des soirs, 2016, 396 p., 20 € ISBN : 978-2-930657-32-5
Voici un roman attachant, au charme suranné d’une époque révolue, au parfum léger d’eau de rose, situé à la charnière des XIXe et XXe siècles dans un univers petit-bourgeois liégeois tout empreint de convenances, de bondieuserie et de corsetage moralisateur. Mademoiselle de ces gens-là est l’histoire de « Mademoiselle », c’est-à-dire la jolie Clémence, fille de notaire, qui un jour d’enfance fut éblouie par un jeune forain merveilleux et un premier baiser innocent à travers la haie du jardin ; elle en contracta un amour secret et ne vécut plus jamais que par le souvenir obsédant de ce Romain. Durant vingt ans, jusqu’à ce qu’elle le retrouve enfin – nous ne dévoilons rien vraiment ici tant les retrouvailles sont prévisibles –, elle subira, plus que ne vivra réellement, une existence dominée par un fantôme. « Ces gens-là » est le terme dénigrant et apeuré dont la « bonne » société désigne les gens du voyage, saltimbanques et forains, ces « moins que rien » ou barakîs comme on dit à Liège, dont on se méfie quoiqu’ils apportent fête, imaginaire et goût de l’ailleurs.
Clémence rêve de liberté, d’amour et d’aventures, mais il y a le corsetage social et l’étroitesse de vue de la Belgique petite-bourgeoise d’alors, il y a les pensionnats où les religieuses font appliquer des règles impitoyables (même si Clémence y découvre, dans l’intimité précaire de son alcôve, sa sensualité de femme), il y a le culte de son souvenir radieux et l’idéalisation d’un Romain absent, tout cela qui va enfermer et gâcher la belle jeunesse de Clémence. Et puis il y a surtout, au seuil de celle-ci, la dévastation terrible de son innocence, cet épisode qui lui donnera pour la vie ce regard d’airain qui lui tiendrait lieu et de glaive et de bouclier pour affronter la solitude, sa rage contre les hommes, la religion ou l’hypocrisie bien-pensante, et son propre secret. Il y a bien des malheurs aussi contre lesquels notre Mademoiselle va lutter avec courage. Mais Clémence demeure dans la solitude et son statut de vieille fille, avec son sens du devoir, sa petite fierté et propreté morale, ou avec le ronron quotidien pour norme et défense – il ne reste de ses rêves et du goût du fruit sauvage de l’aventure qu’un souvenir durci et enfoui. Coincée entre les conventions de son temps et ses aspirations velléitaires, la jeune personne s’enlise dans l’épineux lacis de ses contradictions, et, au fil des quelques événements qui émaillent sa vie, l’on suit auprès de ses amies Mélanie ou Marie-Aimée ou de son prétendant Philémon, ce grand escogriffe assez laid quoiqu’un peu poète et en partance pour le Congo, l’incertitude de ses sentiments, les mouvements et clairs-obscurs de son âme, les atermoiements et tours et détours de ses cheminements intérieurs, puisqu’aussi bien l’époque n’est pas, pour les femmes, à bousculer si facilement une normalité étriquée de convenances. Clémence avale ses humiliations, parvient tout de même à accomplir quelque chose de son rêve en devenant institutrice enfin et en reportant l’amour dont elle déborde sur les enfants. En arrière-fond, le souvenir de son idéal, son rêve d’enfance qui aura été à la fois un socle et un piège. Et alors, comme on l’a dit, elle retrouvera Romain : mais que peut-il rester d’un fugace amour d’enfance vingt ans après ? Il est des mystères que seule la force de la vie ou l’écrivain détient.
Paul De Ré narre son histoire avec une belle fluidité, fine et allègre, un attendrissement pour ses personnages aussi, et parfois un apitoiement face à leurs malheurs qui peut toucher. D’aucuns pourraient juger désuète cette manière, mais le ton témoignerait volontiers d’une foi dans une innocence qui peut être préservée malgré les duretés et cruautés de l’existence – chose devenue si rare en notre époque trop souvent désabusée.
Éric Brucher