Grégoire POLET, Tous, Gallimard, 2017, 348p., 22 € / ePub : 15.99 €, ISBN : 9782072704659
Amateur de défis littéraires, Grégoire Polet nous a habitués aux récits polyphoniques et aux fictions à entrées multiples. Cette fois, il a décidé de rembobiner le film des dernières années et de réécrire l’histoire en imposant des variantes aux faits tels qu’ils nous sont connus. Pour ce faire, il se déplace aux côtés de protagonistes du mouvement des Indignés par la voix de Carolina Gracq, une Liégeoise d’origine qui nous dévoile dans ses mémoires les sources de son engagement. Infirmière partie en mission avec Médecins Sans Frontières, elle y rencontre Romuald Salis, médecin, et entre eux s’amorce une indéfectible complicité. Revenus en Europe, ils sillonnent les villes et rejoignent les mouvements sociaux qui suivent le crash boursier de 2008. Cette militance urbaine trouve à s’exprimer dans des manifestes et se sent vite à l’étroit dans les habits d’un simple groupe de pression. C’est pourquoi la participation aux élections législatives s’impose d’évidence comme la continuité de cette lame de fond qui ne cesse de recruter des émules partout en Europe. L’altermondialisme, la démocratie directe, la non-violence, le refus des privilèges et l’écologie sont au menu d’un raz-de-marée électoral qui ouvre les portes du pouvoir, fermant la voie au vieux monde contesté.
Dans ce basculement, le destin de Carolina Bracq est déterminant. Présente à Liège lors de la tuerie de la place Saint-Lambert, elle se précipite sur le tueur et lui arrache une grenade qui lui emporte un bras, une jambe et un œil. Elle sera le symbole de l’altruisme retrouvé, d’un héroïsme généreux associé à la liste politique sur laquelle elle figure. Dans le même temps, à la tête de Tous, la variante hexagonale, Romuald franchit pour sa part les portes de l’Elysée (où il refusera d’habiter) tandis que le mouvement prend le pouvoir à Athènes.
Il est difficile de ne pas se laisser emporter par ce récit fascinant en ce qu’il marie des faits qui nous sont familiers à ceux d‘une fiction pure mais pourtant pas impossible. Car Carlotta ne se trouvait évidemment pas sur les lieux du crime, pas plus que le mouvement n’a emporté les élections législatives belges ni les présidentielles françaises. Mais à revoir les faits par le biais de variantes tout à la fois plausibles et irréelles, on se prend à considérer autrement le cours des choses tel qu’il nous est connu. Nous suivons la progression de la tache d’huile des idées neuves et nous entrons dans les lieux de pouvoirs avec les vainqueurs des élections. La pensée politique nouvelle qui balaie tout sur son passage se fonde sur un discours de rupture radicale, elle s’entoure de symboles, élabore des slogans, elle amplifie sa prégnance à la faveur de l’actualité et des réseaux sociaux, estompant peu à peu la distance qui sépare la réalité de l’utopie.
Au récit de Carlotta succède celui d’Elephtérios Viridis, diplomate grec et futur commissaire européen, dont les mémoires nous donnent une vision complémentaire des faits. Nous apprenons par lui l’assassinat de Romuald Solis qui finit de lui conférer une stature héroïque et nous suivons l’ascension du mouvement grec, la prise de pouvoir et le triomphe de son propre fils, Iannis. Mais en même temps, nous nous écartons du centre doux du monde rêvé, nous pataugeons dans le cauchemar de la dette grecque, à la recherche désespérée de l’issue qui rendra de l’oxygène. Spécialiste de l’énergie et des relations internationales, cette deuxième voix révèle d’autres enjeux redoutables, la zone grise des compromis et les trahisons de l’adversité.
La troisième voix qui s’élève et qui nous donne ses mémoires est celle, moins prolixe mais d’une poignante dignité, d’un citoyen polonais qui vient de perdre son fils et que tout conduit à penser que le narrateur précédent en est responsable. Il a rejoint Bruxelles avec sa douleur atroce et rameute les consciences pour dénoncer le mal fait, espérant obtenir la démission du commissaire fautif.
On l’aura compris, le nouveau pari littéraire de Grégoire Polet était bien ambitieux. Car on ne s’en prend pas à la réalité proche sans courir de risque. Il faut un talent certain pour forcer le biaisement des faits sans susciter le rejet et leur conférer la même force que ceux tout récents que nous avons en mémoire. Il y réussit à tel point que l’on se prendrait à vouloir vérifier les faits pour séparer le vrai du faux, les personnages réels de ceux créés de toutes pièces. Car l’auteur donner chair et os à un discours politique et le pousse au bout de sa logique, se fondant dans les pas du récit de ses protagonistes. Si la première des trois parties s’avère d’évidence la plus forte, les deux qui la suivent y ajoutent le contrepoint du clair-obscur de l’exercice du pouvoir et celui de la distance terrible qui sépare les destins individuels des grandes aventures collectives. L’auteur, qui se fonde sur une érudition politique impressionnante, rend avec brio l’enthousiasme qui enveloppe les mobilisations citoyennes contre la fatalité, la force incroyable des mots et des faits qui mobilisent, la soif profonde d’un monde meilleur, le danger toujours proche des populismes et de leurs mensonges. Avec Tous, l’Europe s’affirme comme un espace de fiction à part entière, nous sentons battre le pouls de villes et sourdre les grondements de la démocratie souffrante. Et nous prenons une bonne goulée d’air frais.
Thierry Detienne