Se retrouver chez Mauriac à Malagar, et se trouver

Claude FROIDMONT, Chez Mauriac à Malagar, Les Impressions nouvelles, 2016, 240 p., 18 €/ePub : 9.99 €   ISBN : 978-2-87449-321-8

froidmontLes trajets d’une vie sont parfois – et fort heureusement – faits de circonstances où le hasard tient sa place. Si les talents d’historien et de conteur d’Henri Guillemin, célèbre chroniqueur médiatique des années 1960, 70 et 80, n’étaient pas parvenus aux oreilles de Claude Froidmont (c’est le pseudonyme d’un Liégeois, aujourd’hui professeur de lettres à Bordeaux), nous n’aurions pas entre les mains ce livre, Chez Mauriac à Malagar.

Car a priori, rien ne destinait Claude Froidmont (qui, tiens, porte le même prénom que Claude Mauriac, le fils écrivain lui aussi, de l’auteur de Thérèse Desqueyroux) à s’intéresser à ce romancier bourgeois, issu de la droite catholique française, gaulliste, conservateur à bien des égards, et néanmoins en son époque, progressiste sur bien d’autres points. Le narrateur de ce roman autobiographique qu’est Chez Mauriac à Malagar provient d’une classe sociale modeste, le monde ouvrier et celui des mineurs, et ses parents sont fortement impliqués dans le mouvement socialiste et athée, très vivace, c’est bien connu, en région liégeoise. Notre jeune homme, lui, s’intéresse aux livres, à la littérature, et se trouve fort désappointé par ses études de romaniste, où « il ne s’agissait plus de vibrer mais de ratiociner sur une leçon d’un vers de Thomas ou de Béroul. » Quatre années d’études austères et pesantes, où, heureusement, survient un professeur – à qui effectivement d’autres anciens étudiants romanistes de l’ULg penseront avec gratitude – susceptible d’ouvrir d’autres portes plus libératoires vers la littérature.

Le Christ et les talons aiguilles

Et Mauriac, dans tout ça ? C’est l’enthousiaste Henri Guillemin qui encourage le narrateur à se lancer dans un revigorant projet d’écriture, et pourquoi pas Mauriac ? Plutôt que végéter dans une province en faillite ou s’exiler comme coopérant au bout du monde, il vaut mieux approcher un univers, un monde littéraire, quitte à ce qu’il ne soit pas celui auquel on ait de prime abord pensé. De fait, à part dans son Bloc-Notes, série d’articles en prise avec le monde réel, la politique et la décolonisation que Mauriac publie dans L’Express, puis dans Le Figaro littéraire, le Mauriac romancier n’a guère les faveurs du jeune universitaire. « Il avait la passion du Christ », écrit Froidmont, « et moi celle des talons aiguilles, nous étions vraiment faits pour nous entendre. » Mais voilà que, soutenu par Guillemin, refusé à Paris pour son projet de D.E.A., le jeune homme trouve un accueil chaleureux auprès d’un professeur (encore un) à l’université de Bordeaux. Qui lui propose aussitôt, pour mieux s’imprégner des vignobles, du ciel, et d’une certaine atmosphère mauriacienne, d’aller habiter Malagar, « paysage le plus beau du monde », disait Mauriac, la demeure patricienne en Gironde qu’a régulièrement occupée l’écrivain – et où même Gide avait sa chambre. Tout à fait désargenté, le narrateur accepte, même si l’angoisse le saisit vertigineusement lorsqu’on lui demande de devenir en contrepartie le guide attitré de ce haut-lieu de mémoire, racheté par les autorités publiques, et ouvert aux visiteurs durant l’été.

Cyprès, vignobles et conscience de classe

La suite du livre est une petite merveille de chassés croisés, tempérés de coups de gueule ou d’ironie, de rapprochements drolatiques (notamment avec l’attachant gardien Bronson et son épouse) et d’écarts (avec la famille liégeoise et sa grisaille socio-économique), d’absorption intense dans l’œuvre du Grantécrivain et de tentatives d’écriture pour s’en éloigner. Le narrateur, pris dans les rets de sa conscience de classe, mesure aussi tout l’attrait littéraire et idéologique que lui procure cet univers d’un grand bourgeois écrivain : lorsqu’il se trouve par exemple à sa table de travail, qu’il ôte le capuchon d’un stylo, ou qu’il déambule sur la terrasse de gravier en contemplant les tilleuls, les charmes et les cyprès dont Mauriac fut en partie l’ordonnateur. Même sa solitude personnelle, souvent éprouvée durement, trouve une échappée dans ce domaine de Malagar où tout lui évoque un fantôme bienveillant.

Les pages que l’auteur écrit sur l’attitude courageuse de Mauriac durant la guerre sont éclairantes. Claude Froidmont y découvre un sésame, la voie périlleuse de la résistance par l’écriture. Malagar va l’aider à passer dans une autre vie que celle à laquelle il se croyait tenu, et le conduire à l’acceptation d’un devenir qui sera, aussi, un renoncement. On ne devient pas François Mauriac. Mais on peut entrer, comme lui, en littérature. Ce roman si personnel de Claude Froidmont, on l’espère, ne sera pas le dernier.

Pierre Malherbe

À lire : extrait de Chez Mauriac à Malagar