De Pierre Ansay et des passeurs en général

Pierre ANSAY, Spinoza au ras de nos pâquerettes, Couleur livres, 2016, 309 p., 19 €   ISBN : 978-2-87003-697-6

ansay-spinozaParaît que Spinoza est redevenu à la mode. Aussi bien dans les milieux anarchistes que dans ceux, plus à droite, des fervents de la liberté d’entreprendre. C’est que la pensée du gaillard, toute rigoureuse et précise qu’elle soit, n’en reste pas moins malléable, sujette aux interprétations les plus contradictoires. C’est qu’on ne peut pas se contenter de lire Spinoza. Croire, d’un coup, à la première lecture, être rentré dedans comme on dit. Spinoza, on le déguste à force de le côtoyer. Un peu. Beaucoup. Tous les jours. À force d’y revenir donc. De le relire. De ne pas hésiter à reprendre ce qu’on croyait avoir déjà compris. C’est ce que nous suggère Pierre Ansay en tout cas, grand admirateur d’un philosophe qui, à première vue, pourrait aisément paraître obsolète, complètement déconnecté – et pour cause : Spinoza n’est pas vraiment l’un de nos contemporains ! – de nos réalités et modes de pensée actuels.

Je n’ai pas tenté l’expérience mais j’imagine combien il serait fastidieux de lire un texte philosophique ancien, pétri de scolastique médiévale, d’une rigueur d’esprit qui n’est pas la nôtre, maniant des concepts qui nous sont totalement étrangers, s’il n’y avait, ci et là, le travail de fourmi de passeurs. De personnes dont le but premier est de nous donner accès à un texte qui, sans cela, nous passerait littéralement au-dessus de la tête. Non que ces passeurs nous fourniraient un Spino clé sur porte, pour ainsi dire. Non que ces passeurs auraient l’intention de nous imposer leur avis personnel comme interprétation ultime de « l’œuvre du grand homme ».

Ce serait même tout le contraire.

C’est tout le contraire que Pierre Ansay, au ras des pâquerettes, met en œuvre. Certes, Pierre Ansay est un homme de savoir. Pourrait aisément, je pense, brasser les matières. Passer, de livre en livre, d’un sujet à un autre. Faire, en somme, de l’histoire. De la science. Jouer au petit singe savant. Mais Pierre Ansay se fiche de cette posture-là. Pierre Ansay préfère tourner autour du pot. Revenir sans cesse à quelques philosophes. Deleuze. Nietzsche. Spinoza. Revenir sans cesse à ceux qui, un jour ou l’autre, ont bouleversé sa vie. Sa conception du monde. L’ont aidé à considérer les choses et les situations, très pratiques, très réelles, très concrètes, sous un autre angle. Comme il le rappelle, de livre en livre, il ne s’agit pas, pour Pierre Ansay, d’écrire sur Spinoza. Ou sur Deleuze. Ou sur Nietzsche. Il s’agit d’écrire avec eux. En leur compagnie, en somme. On peut ainsi imaginer la table de chevet de Pierre Ansay : un petit meuble bas où se trouvent empilés des exemplaires écornés du Zarathoustra, de Mille plateaux et de L’Éthique. Exemplaires compulsés quasi quotidiennement. Exemplaires où Pierre Ansay n’arrêterait pas de puiser des raisons de remettre quotidiennement sur le métier les hypothèses et les plans qu’il tire sur la vie en général et d’abord sur la sienne.

C’est que, d’abord et avant tout, les « maîtres à penser » de Pierre Ansay sont des outils. Des brols, des ustensiles, très pratiques, pour s’en sortir un peu mieux dans la vie. Des moyens d’y faire le tri. D’arriver, vaille que vaille, à nous agencer aux choses, aux êtres, aux situations qui nous sont toniques. Augmentent nos puissances d’être et d’agir. D’arriver, a contrario, vaille que vaille, à laisser de côté tout le reste. De sentir en tout cas. D’avoir le nez un peu plus fin. De pouvoir rapido dégager. Prendre le large. Éviter, dans la mesure du possible, ce qui nous serait toxique. Ébranlerait, pour le moins, nos puissances d’être et d’agir.

Dans Spinoza peut nous sauver la vie, Pierre Ansay nous brossait, dans les grandes lignes, le portrait des concepts-clés du philosophe amstellodamois. Nous parlait aussi de l’écho intime que ces concepts avaient rencontré dans sa propre vie d’homme, de père de famille, de diplomate. Spinoza au ras de nos pâquerettes n’a rien d’une resucée comme on dit. Va même beaucoup plus loin que son prédécesseur. C’est qu’ici, notamment, Pierre Ansay se colle au plus près du texte. Suit et commente pas à pas les axiomes, scolies, propositions du « maître ». Insiste, comme toujours, en excellent pédagogue, sur le côté « pratique » de cette philosophie. Sur son inactuelle actualité, pourrait-on dire. Donne des pistes aussi pour entrer dans cette logique et goûter à cette vision qui heurte parfois notre « bon sens naturel ». Ce qui s’est perdu d’un livre à l’autre ? L’anecdotisme, si je puis dire. Et c’est tant mieux. En revenant ainsi sur Spinoza, Ansay atteint parfaitement le but qu’il s’est fixé : faire en sorte que Spinoza fasse partie (si nous le souhaitons ) de nos vies. Soit, pour nous aussi, un philosophe de chevet. Un philosophe qu’on compulse comme on use d’un marteau ou d’une scie. Un philosophe soudainement – ô miracle ! – à notre portée.

Excellente introduction à l’œuvre de Spinoza, le livre d’Ansay nous donne, en tout cas, la furieuse envie d’aller voir de plus près. De se frotter, en vrai, au « texte fondateur » plutôt qu’à ceux – riches et ô combien précieux – de ses commentateurs.

Vincent Tholomé