Corinne HOEX, Le Grand Menu, Postface de Nathalie Gillain, Les Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2017, 155p., 8,5 €, ISBN : 9782875681461
Excellente initiative, cette réédition en Espace Nord du premier roman de Corinne Hoex, Le Grand Menu, paru en 2001 aux Editions de l’Olivier ! Il en émerge avec une grande fraîcheur, tout auréolé pourtant des succès qui ont suivi, tant dans le champ romanesque que dans la poésie ou la dérive historique. J’avais beaucoup aimé déjà à l’époque, cette suite inattendue d’épisodes coupés dans le vif d’un présent continu. La quatrième de couverture supposait alors « une tragédie muette », mention assortie d’un point d’interrogation, il est vrai. Rien n’est plus retenu que cette série d’évocations d’un monde clos sur une enfant et ses adultes de parents.
Non, la petite fille qui énonce en phrases brèves son vécu quotidien n’est pas une enfant martyre. On pourrait y penser car certains moments de son existence évoqués avec tant d’économie sont souvent lourds de sens. On se prend alors à réfléchir, à trouver ces vérités que l’on reçoit sans précaution affreuses. Mais le texte est là qui nous en préserve. Jamais pathétique, ni même de ce lyrisme accrocheur qui anime les récits d’un Jacques Vingtras chez Vallès ou le tragi-comique d’un Poil-de-Carotte chez Renard. Non, rien, sinon l’audace de l’humour qui pointe, ne dépasse du portrait de cette petite fille dont le corps et le visage disparaissent sous la parure, choisie toujours la même et toujours neutre par la mère indifférente, soucieuse du convenable, mais qui n’a d’autre préoccupation qu’elle-même.
Est-ce le choix du genre féminin qui détermine la silhouette de cette petite décidément fermée à côté du déploiement majestueux des femmes de sa famille ? La féminité a-t-elle orienté le côté pudique de ce qu’on n’oserait appeler une confession ? Nombre de femmes peuplent les écrits de Corinne Hoex. De celles qui aux bords des rivières s’émerveillent à celles qui sont si étrangement ravies, dans certains récits ; elles exposent leur condition sans sensiblerie, et même avec distance, voire malice. Une manière originale d’en préciser le constat spécifique, d’en imposer le sens définitif. Cette première petite fille sera souvent associée aux héroïnes suivantes de Ma robe n’est pas froissée (2008) et de Décidément je t’assassine (2010), au point, comme le rappelle Nathalie Gillain dans la postface, qu’on a été tenté de parler de trilogie. Malgré une parenté, laissons à chacune son individualité, ce qui est le cas dans le chef de l’auteur. Celle-ci qui n’est pas nommée mais désignée par ses parents comme un objet que l’on s’échange lors d’une dispute ou comme un déchet enregistre tout sans commentaire, sauf quand elle pourvoit au présent immédiat par des considérations extérieures, sur les voisins, par exemple, ou remonte dans le passé qu’elle réinterprète selon la vulgate maternelle ou selon son imagination caustique :
Avec Maman, dès le début, ça s’est très mal passé. La position de mettre au monde est ridicule : l’état abominable d’un mammifère géant. Cuisses bées. Ventre offert. Et les jambes levées comme deux nageoires flottantes, avec, au bout, les pieds, les orteils et leurs ongles. Maman se tenait à distance. Le cou tendu en avant et la tête hors du corps. Comme quelqu’un qui nage sans mouiller sa coiffure. Elle restait au sec. Aussitôt qu’elle s’est relevée, elle n’a eu qu’une hâte : défroisser son vêtement, rattacher son collier, se remettre du rouge. Retrouver la superbe de sa féminité. Elle m’a passé la tête dans le col d’une brassière et m’a appelée, sa crotte : « Maman aime beaucoup sa petite crotte ! » Puis, elle l’a répété devant le grand miroir.
C’est toujours le Grand Menu, monstrueux ou grotesque, à côté duquel le petit fera piètre figure et même désordre. Parce que les enfants naissent sans doute par un trou de mémoire.
Ce que la réédition en Espace Nord apporte, outre la renommée patrimoniale, c’est une postface. Celle-ci est minutieuse comme un dossier. Nathalie Gillain suit le texte pas à pas et se munit de références autorisées. Elle s’est aussi entretenue avec Corinne Hoex qui lui a probablement confié les déclarations par lettre d’Annie Ernaux, très élogieuses à l’égard de ce premier texte romanesque. Ce texte qui révèle un art consommé de mettre en présence les fragments prélevés au jour le jour et nécessite un travail au scalpel.
Jeannine Paque