Une famille si parfaite

Jean-François FÜEG, Les Oreilles des éléphants, Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2017, 132 p., ISBN : 9782874894176

fuegJe hais la littérature auto-centrée (…) Écrire, c’est témoigner (…) Faire émerger le collectif derrière les histoires personnelles. Ainsi s’explique Jean-François Füeg au terme de cette chronique familiale et comme ces annales personnelles pour évoquer le milieu bourgeois, étriqué et conformiste dont il provient et cette cellule parentale se considérant modèle absolu de la réussite, idéal indépassable où tout était un peu mieux que dans les autres familles. L’occasion d’interroger le sens de l’existence, du rapport aux conditionnements et à la liberté, et ce qui fait la transmission avec ses défaillances et maladresses. Et puis la nécessité d’écrire afin de lever la chape et libérer son destin d’un fardeau – parce que le geste d’écrire porte en lui une libération, dira un ami.

Un père médecin positiviste, athée et franc-maçon, dans une région de Belgique durement touchée par la désindustrialisation et une mère, fille d’un boucher slovaque (ce Jozef dont l’auteur avait raconté le parcours en 2013 dans Jozef Bielik n’est pas un héros, Les Territoires de la Mémoire).  Condition d’immigré telle une origine inavouable, drame et humiliation fondatrice, pour des parents ayant fait de l’assimilation un projet de vie, attelés à cette étouffante construction d’une culture de remplacement avec ses codes, ses rituels, ses ennemis, tout ce conformisme sûr de lui-même.

Une enfance heureuse pourtant, aisée et sans histoires, avec des vacances en Espagne – malgré la gêne pour le narrateur d’être un « gosse de riches », et ses efforts pour se fondre dans la masse. On n’échappe pas facilement à un milieu où le contrôle social est omniprésent, où tout semble réglé de façon immuable et où il faut se justifier : à chaque pas divergent, les jugements s’abattaient, impitoyables. Une mère surtout, captative et culpabilisante, ne pouvant imaginer que les enfants puissent s’écarter du modèle si réussi, son incapacité à admettre la différence, les rejetons sommés par le reproche et le non-dit de devenir l’incarnation des parents. Enfant, le narrateur faisait la fierté parentale lorsqu’il expliquait en public les différences entre l’éléphant d’Afrique et l’éléphant d’Asie ; ce devait être un destin, devenir biologiste ou surtout médecin comme le père. Il deviendra historien, lourde déception ; et la culpabilisation est telle qu’à 20 ans, sa sœur et lui auront perdu toute confiance en eux ; sa sœur ne s’en remettrait jamais, sa vie sera un naufrage.

Le récit de ces annales se lit de manière agréable et se construit de façon dynamique en n’abordant pas les années dans leur linéarité chronologique mais selon le fil aléatoire de l’association des souvenirs ou l’évocation de photographies. Où l’on entend la voix d’une colère contre les comportements communautaires de ce milieu, son mélange d’étroitesse d’esprit et de certitudes imbéciles, ou son assourdissante absence de dialogue. Mais, le livre s’ouvrant et se fermant sur les douleurs de la fin de vie de la mère, peut-on y entendre l’apaisement d’un pardon malgré la distance critique de l’historien, surgeon qu’il reste de ces parents qui mettaient un point d’honneur à ne pas exposer leurs émotions ?

Éric Brucher