Frédéric SAENEN, L’enfance unique, Neufchâteau, Weyrich, coll. « Plumes du Coq », 2017, 195 p., 14 €, ISBN : 9782874894169
Jean-Pierre Verheggen a bien raison d’être enthousiaste à la lecture de ce « roman », L’enfance unique, dans sa Lettre-préface adressée à Frédéric Saenen.
Non, elle n’est pas raide morte, cette langue que Saenen qualifie haut et fort de première, le wallon. La défense qu’il en dresse est vaillante : une contre-argumentation forte et de première main à l’égard de ceux qui la méprisent ou l’ignorent ; et surtout toute une panoplie d’illustrations vigoureuses y pourvoient, qu’agrémente, pour notre plaisir à nous qui la comprenons encore, un glossaire plein d’humour.
Si certains jugent cette langue (ne dites pas « dialecte ») exotique, n’appartenant plus guère qu’au folklore, au divertissement ou à la linguistique spéciale qui n’est même plus matière obligatoire dans nos Facultés de Lettres, notre héros du jour, combattant sans peur, en revendique l’évidence, la vérité et la vibration profonde. Il ne la parle plus guère aujourd’hui, manque d’interlocuteurs, mais il la maîtrise encore très bien. Non seulement par amour et fidélité envers ses racines, ses grands-parents qui la lui ont inculquée sans le savoir, mais parce qu’elle lui paraît désigner le monde tel qu’il le veut, spontané, transparent, brut de décoffrage. Et surtout parce que cela fait du bien, en-dedans.
Voici donc un texte démonstratif dans son premier chapitre en tout cas, un ton qu’abandonne aussitôt l’auteur pour aborder une série d’épisodes narratifs qui vont déployer l’ingénuité et le charme vrai des expériences vécues au quotidien. Serait-ce en premier lieu ce cauchemar affreux et comique qui consiste à avoir avalé sa … langue. De quoi vous dresser les cheveux sur la tête, vous déjeter le corps hors du lit nocturne et vous en faire rire ensuite. La chronique familiale comporte peu de personnages : le grand-père, Grand-Popa, la grand-mère, Mamy et la mère, Ginette, la courageuse dont les mains sont habiles à soulager la société tout entière. Mais cette histoire s’attache au ressenti de Petit d’On, le narrateur enfant, vu du haut de l’âge d’or du quadragénaire qui a derrière lui une vie riche en couleurs et surtout une pratique serrée d’écrivain : poésie, essai, roman, critique au moins le confirment.
Le texte que nous avons sous les yeux est écrit avec conviction et avec un souci évident de la correction de la langue, la française commune. Avec des pointes parfois de préciosités lexicales et rhétoriques ou des néologismes, alternant avec des citations intégrales de la parlure majestueuse du grand-père, immimalgré (il vient du pays flamand), qui pratique un verbe limoneux comme la Hesbaye. Parfois survient un écart vers l’exercice de style, dans deux chapitres clés : « 8, pair et manque » ; « 8, manque et pair ». Pourquoi ? Cherchez l’erreur. Entre les nostalgies, il fallait sans doute décrire celle du jeu qu’évoque tout en horreurs magnifiques la salle, un endroit voué à la dilatation chronologique qui se pare d’éberluantes extases numériques. Un plaisir des yeux et de l’esprit d’où la langue première a – presque – disparu.
Mais qu’on se rassure elle est bien là partout ailleurs, citée souvent avec poésie, comme en français d’ailleurs, et des jeux de mots : Tu t’étrangles, t’étranges ; monômes monomanes ; l’huit, Lui… Jusqu’au moment douloureux de la proscription qu’il faut évoquer où Petit-d’On découvre et le mot et le sens de « bâtard ».
L’enfance est unique, comme est unique cet enfant, comme est unique cette langue première dont il restitue l’amont taiseux.
L’enfance c’est bien le bruit de fond de toute une vie, dont la douce cicatrice est ravivée et grattée à l’envi. Heureusement le poème est là qui en rend compte, qui réprime toutes les frustrations et transforme tout tourment en jubilation, très communicative.
Jeannine Paque