Neel Doff, « cette créature enfantine »

Un coup de coeur du Carnet

Neel DOFF, Jours de famine et de détresse, postface d’Élisabeth Castadot, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2017, 210 p., 8.50 € / ePub : 6.99 €, ISBN : 9782875681416

doffOn doit à Charles Péguy d’avoir été parmi les premiers à opérer un distinguo entre la pauvreté et la misère. Il expliquait ainsi dans L’Argent que si la première a tout d’un purgatoire qui peut, malgré sa dureté, s’avérer transitoire, la seconde s’apparente à un enfer au seuil duquel est commandé l’abandon de toute espérance de la part de ceux qu’elle frappe, ronge, avilit, tue. Les Jours de famine et de détresse dont Neel Doff égrènent le douloureux chapelet témoignent pleinement de cette expérience extrême, dans des pages dont le vérisme n’a rien à envier à d’autres classiques européens de l’écriture du dénuement, tel La Faim du Norvégien Knut Hamsun.

Cornelia Hubertina Doff naît en 1858 à Buggenum, modeste localité du Limbourg néerlandais, dans une famille aux bouches trop nombreuses pour être décemment assouvies. Sur les neuf enfants qui naîtront de Jan Doff le Frison protestant et de Catharina Pâques, la catholique d’ascendance liégeoise, sept survivront, mais dans quelle condition ! De bon et courageux travailleur, le père se mue rapidement en ouvrier déclassé, courant de plus en plus loin le contrat et la paie. La famille fait rapidement figure de tribu nomade, pérégrinant entre Amsterdam, Bruxelles et Anvers, selon les nécessités. La débrouille règne en maîtresse ; on ne chaparde pas, non, on reste honnête, mais on gratte jusqu’au dernier objet à revendre ou à mettre au clou, on colporte des casseroles fêlées, on se fait engager dans des fabriques à chapeau, on échange des timbres contre du pain, on meurt à crédit. De toute manière, dans un ménage de moins-que-rien, quelle nippe ou quel ustensile peut avoir une quelconque valeur ? Engager la relique sacrée que fut la robe de communion rapportera quelques sous et clouera le bec au ventre jusqu’au lendemain, ce terme fatal qui effraie bien plus que l’aujourd’hui… Reste la charité, l’improbable et toujours aléatoire charité des riches. Elle panse sans jamais rien guérir.

Dans cette opacité, les trouées de lumière et les échappées belles sont rarissimes. Un jour, tout s’illumine le temps que le petit Dirk fouette sa toupie, dont il voudrait un modèle « grand comme la bouilloire », ou que Kees lâche son cerf-volant et « s’émotionne » en suivant des yeux son élégant essor… Un soir, toute la famille s’esclaffe, sous l’effet d’une hilarité contagieuse, à cause d’une boutade sur le cul des éléphants. Le temps d’un paragraphe, on quitte le sordide des bas-fonds du Nord pour se retrouver dans l’atmosphère presque lumineuse et légère du clan de Marcovaldo. La « symphonie de la faim » y gagne quelques mesures allegretto avant de retourner à sa tonalité dominante, le pathétique.

La thématique de la prostitution, à laquelle les lecteurs de Keetje Trottijn identifient souvent le témoignage doffien, n’est évoquée que dans les ultimes pages. Elle constitue le dernier engrenage dans lequel se voit engagée, à son corps bien entendu défendant, cette jeune fille dont les formes commencent à aimanter le regard des peintres qui la veulent pour modèle, des médecins qui l’auscultent, des vieux messieurs surgissant au coin des rues. Quelle autre romancière belge permet de comprendre que « putain » et « pudique » ont peut-être plus d’une syllabe en partage ? Évoquant comment un apothicaire se fait monnayer ses fioles de remèdes, Doff conclut : « Quand mes bouteilles étaient vides, j’allais chez le chef de service qui, chaque fois, poussait le verrou ». Rideau.

Pas de violon ni de crissements de dents, même si Doff biaise sur certains détails, augmente sa fratrie réelle d’un ou deux rejetons, appuie parfois un peu plus sur la mine du crayon charbonnant. Mais elle le fait à la façon d’un graveur (on rêve d’une édition de ses œuvres qu’eût illustrée Masereel !), ainsi dans les scènes qu’elle dépeint comme autant de miniatures, les contrastes se retrouvent-ils tranchés, avec leur dominante d’un noir profond. Et c’est l’inhumaine condition qui apparaît dans son âpreté et sa violence, comme lorsque la farouche Keetje crache au visage de sa mère, maquerelle aux paupières closes, le reproche de l’avoir « flanquée » au monde, et qui déclare refuser d’avoir des enfants si c’est pour encourir le risque de les laisser pousser « en mauvaises herbes ».

Dans sa postface, Élisabeth Castadot clarifie les aspects problématiques du parcours et de l’œuvre doffiens : la difficulté à la cantonner au genre autobiographique, le « cas » à part que représente son ascension sociale fulgurante (du lumpenprolétariat à la haute bourgeoisie en somme), la caractérisation de son écriture oscillant entre « témoignage cru » et « mélo picaresque ». Un regret, que seul nourrira le lecteur old school de la collection patrimoniale : ne plus rencontrer nulle part le portrait de cette jeune fille longuement nattée, aux lèvres charnues éclosant sur un sourire mélancolique, et les yeux empreints d’une trop lucide lassitude. Mais en fait, le beau visage de Neel, il se devine en filigrane de chacune de ces 160 pages.