Un coup de cœur du Carnet
Harry SZPILMANN, Liminaire l’ombre, Taillis Pré, 2017, 104 p., 12 €, ISBN : 978-2-87450-106-7
À la lecture de Liminaire l’ombre, me revient en tête une image, elle inaugure la scène première d’un western fabuleux, La prisonnière du désert. L’écran est d’abord noir puis quelqu’un, une femme, ouvre une porte et l’on devine que l’on était dans une cabane, et l’on voit ce que la femme voit, le monde lumineux des prairies, des ciels bleus, des espaces ouverts battus par les vents, et l’action peut commencer. Liminaire l’ombre n’a rien d’un western, bien sûr, et Harry Szpilmann n’a que faire de « mettre en scène » un héros à la John Wayne. Mais comme cette femme ouvrant littéralement une porte sur le monde, Harry Szpilmann et son livre se tiennent comme qui dirait au bord, au seuil, juste avant la plongée dans le monde, juste avant le grouillement lumineux, aveuglant, des crapauds et des eaux qui miroitent, juste avant l’éblouissement. Dans cette espèce d’entre-deux que la langue poétique, une certaine langue poétique, entre ombre et lumière, tente, quelquefois, comme elle peut, de capter. Vous savez, cet élan qu’on ressent parfois, cette poussée, si peu dicible ou explicable, qui nous pousse à aller, pan !, de l’avant, à sauter dans le grand vide grisant et vogue la galère. Cette poussée qu’aucun mot, aucune parole, n’arrivent à dire vraiment. Cette espèce de petit bouillon, petit bouillonnement, qu’on ressent parfois au fond de soi et qui, allez savoir pourquoi, nous incite à franchir le pas. À passer le seuil. À franchir la clôture. À courir comme des fous, comme des folles, dans les prés. À enfin nous ébattre et nous réjouir.
Vous voyez ce que je veux dire ?
Bien entendu, Szpilmann n’est pas sot. Sait très bien qu’écrire ainsi, dans l’entre-deux, entre aphasie et flux constant, entre absence de langue et langue, relève de l’impossible. Comme si l’on se situait toujours, d’emblée, soit dans la langue, soit sans langue. Soit dans un temps d’avant la parole, soit dans la parole. Tout l’art poétique de Szpilmann, toute sa poésie, tiendrait peut-être à cela : Comment écrire l’impossible ? Comment écrire ce basculement, cet instant T, ce temps juste avant le temps de la parole, ce temps juste avant que l’on ne chute, pour ainsi dire, ne tombe dans le monde lumineux mais aveuglant des événements et de la langue ? Comment écrire ce temps de seuil, où l’on n’est pas encore tout à fait happé par, disons, les éblouissantes et consistantes choses terrestres, où l’on a encore aussi un pied dans l’ombre, dans les remuements et les palpitations ? Liminaire l’ombre se demande aussi d’où ça nous vient, quelle est cette « chose » qui nous traverse, nous, êtres humains, et qui nous fait parler.
« Vastes questions », dirait mon voisin. « Mais tout cela n’est-il pas un peu abstrait ? Tout cela ne fait-il pas un peu trop « les esthètes parlent aux esthètes » ? « Les poètes aux poètes » ? « Les poèmes aux poèmes » ? Tout cela risque de me passer au-dessus de la tête, non ? », dirait-il encore. Ah ben, cher voisin, tout l’enjeu de ce type de recueil – comme peut-être de n’importe quel recueil, comme peut-être de la poésie d’aujourd’hui d’ailleurs, qui sait ? – est là : comment ne pas se limiter au cercle restreint des convaincus ?, comment faire tendre l’oreille, intéresser, parfois, un peu, même les plus réfractaires au travail poétique ? Si tant est, bien entendu, que l’on se préoccupe de ces questions. Aucune idée si c’est le cas de Szpilmann.
En tout cas, cher voisin, pas compter sur moi pour essayer de te convaincre de l’intérêt de lire et de relire Szpilmann. N’ai aucun conseil à te donner. Ne suis pas là pour te « prescrire » quoi que ce soit. Ne suis pas toi. Ne pense ni ne goûte à ta place.
Tout ce que je peux te dire c’est que, si le poème et sa source sont peut-être au cœur de ce livre, la langue de Szpilmann n’a rien de la démonstration mathématique, la langue de Szpilmann ne défend aucune thèse. Elle serait plutôt du côté du sensible, des métaphores archaïques, parfaitement adéquates à, disons, nommer l’indicible, l’entre-deux, cet instant suspendu entre ombre et lumière. Et puis, te dire encore : ce qu’il y a de bien, de très bien, avec Szpilmann, c’est qu’il ne prend pas la pose. Ne se la joue aucunement gourou. Ne nous fait pas le coup de Monsieur l’Artiste. De celui qui sait le vrai. Vrai sens de la vie. Vrai sens de la poésie. Invitant tout un chacun à le suivre avec bâton de pèlerin, cape de pluie et tutti quanti. Non. Pas du tout le genre de la maison, ça. Pas du tout Szpilmann, ça. Szpilmann serait même tout le contraire. Serait « juste » quelqu’un qui réfléchit, nous parle « juste » de ses « outils ». Nous dit comment il se débrouille avec eux, bon an mal an. Szpilmann, ça serait un peu comme ce Suisse qu’un jour j’ai entendu à la radio. Un type qui fait dans la tisane. Ne me souviens pas de son nom. Il brassait pour nous les fleurs et les herbes sèches des montagnes. Nous parlait de ses « outils ». Des plantes. Des entrepôts. De la température adéquate. De son amour du travail. Etc. De ses « outils », quoi. De son quotidien de tisanier. Eh bien voilà comment je vois Szpilmann : un poète qui nous parle de ses « outils ». De la langue. De l’écriture. Des questions qui le traversent à propos de la langue. Et tout cela est, mais oui mais oui cher voisin, passionnant, écrit comme qui dirait dans une langue en fusion, dans une lave qui s’écoule pépère et qui nous parle directo au corps.
Voilà.
Un extrait pour finir ? Mais oui, un extrait pour finir, pris au hasard :
En traversée du livre au fur à mesure que s’articulent, en lisière des magmas, quelques copeaux, quelques brindilles, quelques éclats, et que s’affirment, d’une lenteur diamantine, la consistance d’un sol, la conviction d’un ciel, et la validité d’une terre
ou l’implicite d’une ligne de vie taillant son souffle à travers gouffres – tandis que tout du long s’entend qui tinte dans l’impensable ce feu qui brûle d’agencer ses vocables.
Vincent Tholomé