Un coup de cœur du Carnet
Jean-Marc TURINE, La Théo des fleuves, Esperluète, 2017, 224 p., 18 €, ISBN : 9782359840766
Tsiganes, roms, nègres blancs selon l’expression du poète bulgare Petria Vasli ou enfants du vent. Ce peuple paria, infréquentable, frappé d’une malédiction, dont on se méfie ; parasite dont les sociétés ont tellement souvent voulu se débarrasser, peuple méprisé dans l’Europe florissante, chassé, persécuté. Subissant la sauvagerie destructrice et ignoble, les actes scélérats et meurtriers ; victime des sévices de tous genres au 20ème siècle, ghettoïsé, raflé, déporté, gazé sous le nazisme, interné, maltraité sous le communisme. C’est à ce peuple fier et libre, par la voix de la vieille Théodora qui aura traversé tout le siècle dernier, que Jean-Marc Turine rend un hommage vibrant et puissant dans son magnifique roman La Théo des fleuves (Esperluète).
Livre qui a d’abord fait l’objet d’une pièce radiophonique sur France Culture en un feuilleton de cinq épisodes en 2011, et qui est ici publié dans une écriture poétique et charnelle, emplie d’énergie et de vitalité – qu’on lira volontiers au son de violons tsiganes exprimant cette âme insoumise et vivante malgré les détresses et la perdition, et sa résistance tenace face à la tragédie, à la violence, au deuil douloureux et à l’oppression. Peuple banni de l’existence et cependant vivant.
La vieille Théo se souvient et raconte. Presque aveugle, avec à ses pieds une enfant secrète et silencieuse, Théo est desséchée en cette fin de siècle, elle qui est née à son aube, à force d’amours perdues, de luttes et de résistances menées. Mais d’utopies aussi, de griseries, de larmes et de rires. Elle aura donc traversé le siècle et vécu plusieurs vies, errant depuis le delta du Danube, ce fleuve profond qui l’accompagnera comme un paysage intérieur, fuyant la pourriture des ghettos pour ne pas vivre le fatalisme du subissement et refuser l’asservissement, ne pas vivre l’échine courbée. Va, même sans savoir où tu vas, dit-elle, car le Tsigane ne quitte rien ni ne va quelque part, il parcourt sa demeure, les terres qu’il traverse. La foulée tsigane est une déambulation infinie.
Théo a les yeux bleu pétrole, les cheveux noirs, la peau sombre de son peuple ; elle a appris à lire et écrire pour voir autrement le monde et renoncer à la peur, pour se libérer des conventions d’abord et échapper à un mari et un père qui lui a imposé un mariage. Elle a pour viatique essentiel le livre de sa mère celui qu’elle m’a donné à ma naissance et que j’ai donné à mes enfants le jour de leur naissance, la vie. Mon livre rendu fertile par la terre sur laquelle je marche en traversant les saisons. Viatique de l’amour aussi, celui d’Aladin, le violoniste inventeur de rêveries sur l’Ile aux Oiseaux, et qui l’accompagnera toute sa vie malgré les séparations et les distances, malgré les malheurs. Près d’eux, Nahum, l’enfant perdu, enfant au couteau et à la mémoire vide, qu’elle recueillera puis abandonnera pour suivre une chimère, dira-t-elle, et qui trouvera sa voie dans le cirque. Et puis, il faut parler des blessures terribles et tragiques, la jeune Euphrasia violée par les milices et détruite à jamais, ou Carmen, l’enfant de sa chair à elle, Théo, morte lentement de faim dans les camps, voire encore ses poèmes jetés au feu comme une négation d’elle-même et de l’amour, ou encore la rééducation qu’elle subit et la stérilisation, l’emprisonnement et le travail forcé, la survie au néant. Mais évoquer aussi cette errance magnifique par les mers sur ce bateau fantastique – le Sâmaveda, rebaptisé La Théo des fleuves – auprès d’un équipage et capitaine de haute poésie et qui la fera renaître à elle-même.
Théo ou la puissance d’un fleuve. Son livre de douleurs et de vie mêlées, que l’on referme pris aux entrailles par sa force et justesse, sa poésie lancinante et mélancolique, belle et fantasque parfois. Un chant, au fond, ou une danse autour d’un feu pour dire, au-delà des misères et des dépouillements, la beauté de la terre et des fleuves, les fruits et l’amour, l‘eau, les enfants, ou la fertilité du partir et les forces du vivant.
Éric Brucher