« Bougez, le petit oiseau va sortir ! »

Françoise STEURS, Déséquilibres ordinaires, Cactus Inébranlable, 2017, 120 p., 12€, ISBN : 978-2-930659-59-6

steursÇa aurait pu être cet homme, à la face écrevisse, bien bâti, bien ravagé. À la fois campé et chancelant, une bouteille à la main, légèrement en surplomb (quelques marches font l’affaire), il déverse des heures durant un discours logorrhéique, et noie les usagers attendant leur bus sous des flots de paroles insensées, d’envolées lyriques, de constats conspirationnistes. Rien ne l’endigue : ni les intempéries, ni les coups d’œil mi-inquiets mi-gênés des passants, ni les remarques des stewards. Ça aurait pu être cet autre homme, tout ratatiné, les cheveux trop longs, sales et bouclés, une trogne bien de chez nous. Sous sa veste brunâtre qu’il ne quitte jamais, il cache une tenue soignée héritée de sa mère ou une indécente robe fuchsia en crochet. Tout en maugréant, il trie les déchets, récupère les couverts en plastique et les pots de yaourt vides, les frotte consciencieusement avec un mouchoir salivé, et fourre ses trésors dans un cartable rose. Ça aurait pu être cette femme, le minois méfiant, les yeux pourtant rieurs, qui sillonne la ville sans relâche, traîne son grand âge et son cabas tout neuf, offert par son fils à son anniversaire, mais elle n’en voit plus qu’un, de fils, l’autre ne lui parle plus. Ça aurait pu être cet homme africain aux yeux voilés, dont la démarche est si lourde, et la beauté saisissante. S’exprimant dans un sabir indolent (mélange de français, d’allemand et de schizophrénie), il demande ce qu’on a pour lui aujourd’hui. Ça aurait pu être ces autres efflanqués regardant fixement un horizon qu’eux seuls distinguent, ces autres « à l’arrêt » au milieu du flux continu de la ville, ces autres « drôles » dont les gens s’écartent imperceptiblement ou délibérément. Ça aurait pu être ces jeunes en rupture, dans un parcours de vie moins linéaire, dont Françoise Steurs s’occupe en tant qu’enseignante en institution psychiatrique. Ça aurait pu, mais c’est bien de Max, de Max Sans-Tête qu’il est question ici.

Max a la « tête ailleurs. Il n’a pas la tête dans les nuages, pas la tête dans les étoiles, encore moins la tête dans la lune et pas non plus la tête dans le cul… Non, Max a la tête dans un sac plastique. » Pas tout le temps, mais ça lui arrive, parfois. Notamment pendant ses insomnies, quand dans son abri mal isolé et mal chauffé, la présence de son chat et de couvertures de l’Armée du Salut ne viennent pas à bout de ses grelottements. Et le lendemain matin, il se lèvera à l’heure où le réveillera le soleil, avalera un grand bol de Ricoré à l’eau tiède et filera dans sa chambre noire. Car cet individu (à l’hygiène douteuse) logeant dans une mansarde (à la propreté également problématique), vivant d’allocations d’insertion (qu’il claque, à peine touchées) et faisant fuir les infirmiers sociaux, cet individu en marge donc possède son propre laboratoire, dans lequel il « passe des heures. Il y développe d’étranges négatifs, quand il ne promène pas son grand corps décharné dans le quartier de la rue Sombre ».

« […] Max est le fou, l’idiot. Celui à qui l’on sourit pour rire dans son dos. Celui à qui on offre une bière sur le zinc du Petit Pari. Celui à qui l’on ne demande rien. Celui qui rassure sur sa propre vie. » Mais, ce que presque tous ignorent, c’est que Max commet, à longueur de journée, des « délits d’usurpation d’identité ». Avec un appareil photo aussi insolite que son propriétaire (c’est d’ailleurs lui qu’il l’a bidouillé…), il cliche les habitants. Les vieux, les jeunes, les commerçants, les passants, les habitués, les propriétaires de chien et de sauge fleurie… avec une nette prédilection pour la gent féminine ! « Il ne pren[d] pas le temps de placer l’œil dans le viseur. Il déclench[e] au hasard. Qu’importe le résultat, le plaisir est ailleurs. Max aime par-dessus tout, être surpris. Par un cadrage, une lumière, le détail d’un mouvement qui souvent révèlent l’abstraction d’une réalité. » Et ce faisant, il tourne inlassablement dans un périmètre précis, le long d’un parcours rigoureusement répété, et se rend à des rendez-vous invisibles. Max, un artiste inoffensif, naïf et, surtout, heureux.

Un après-midi de juin, Max reçoit chez lui un « toubib du SAMU social ». Aucun des deux ne se doute du basculement qui s’amorce alors. En effet, le docteur Picard, immédiatement tombé en tendresse, tâchera d’apprivoiser cet être génialement étrange et découvrira avec étourdissement les tours de Pise photographiques dont il remplit son studio. C’est la beauté et la complexité du lien unissant ces deux hommes que Françoise Steurs révèle dans son court roman. Dans une prose alerte et efficace, elle questionne subtilement les notions de différence, d’Art et d’humilité. Ainsi, une fois le livre refermé, l’on ne peut s’empêcher de penser que, finalement, c’est l’équilibre qui est extraordinaire…

Samia Hammami