Serge DELAIVE, Saumon noir, Éditions de la Province de Liège, 2017, 84 p., 14 €, ISBN : 9782390100737
Saumon noir, récit très intime et impressionniste, en mots et en images, s’inscrit dans une démarche plus large qu’une publication : il fut présenté dans le cadre de l’édition 2016 de la Trilogie contemporaine, Arts et Métaux. Sur le thème Nous ne sommes rien, soyons tout : récits de mémoire ouvrière[1], elle proposait notamment une exposition consacrée à la mémoire industrielle dans les bassins sidérurgiques de la région liégeoise, à savoir Hoyoux, Seraing, Sclessin, Saint-Nicolas et enfin Herstal, cœur encre et charbon du présent texte.
Nous y suivons Serge Delaive, gamin du cru, décidé à frayer poétiquement mais sans fard inutile avec un passé dans une bourgade aux ciels lourds, à retourner aux origines noiraudes, dans cette ville d’acier aux cheminées létales – incinérateur, manufactures d’armes – qu’il défend pourtant contre un crachat en quelques vocables balancé par un proche. « Plus laide du pays » ? Notre avis fluctue, plus ou moins tranché/ant au gré des pages, à mesure que les souvenirs du narrateur se déploient ou se contractent comme le temps – des larcins de jeunesse et la peau de jeunes filles enlacées ou la silhouette de Paul Saigne, ce camarade d’école fantomatique devenu son ombre dans son périple – au point que nous ferions bien une halte, nous aussi, pour laisser couler dans nos gorges l’âpreté d’un péket Charlemagne avant de reprendre cette route sinueuse depuis la Préalle.
Un instant, nous sommes tentés d’aller observer les lieux depuis Google Earth, d’arpenter virtuellement le terril de la petite Bacnure comme un voyageur en quête de terres inconnues – on est pourtant née à 6 kilomètres de là à peine – mais le fil qui nous est proposé par l’auteur nous arrime davantage à la tangibilité des lieux, à ces patients d’un père médecin parfois recueillis en pleine nuit, à cette mère historienne, née au milieu des V2, ayant effectué au cours de sa vie une trajectoire de « deux mille six cent quatre vingt sept mètres » autour du seul moyeu d’Herstal. À ce grand-père si peu connu Christian, envoyé tout môme dans des baraquements de la Gueldre, avant une existence infime et laborieuse à la Fabrique Nationale d’armes.
On n’échappe guère à une certaine violence de son passé, on n’échappe que peu à son terreau, même en mettant des kilomètres entre soi et le sol constellé de flaques grises et l’arrière-goût d’usine. « On ne transcende pas à Herstal » mais les mains et les pieds plongés dans la houille, Serge Delaive a glané des pépites comme seuls en trouvent ceux qui nourrissent un rapport ambigu à leurs racines. Le résultat est tout bonnement térébrant.
Anne-Lise Remacle
[1] Un titre qui, rétrospectivement constituerait un beau pied-de-nez à une récente phrase insultante d’Emmanuel Macron.