Subtils parfums d’extrêmes

Un coup de cœur du Carnet

LUVAN, Few of us, illustrations Stéphane PERGER, Dystopia, 2017, 173 p., 10 €, ISBN : 979-10-91146-31-9

luvanSeize textes composent ce recueil, rassemblés en trois parties intitulées Pendant, Après et Plus tard. Entre eux, le fil continu et tendu des désastres, de l’inacceptable, des gâchis qui défigurent l’humanité. Pour dire l’absurde et les terreurs des guerres, les ruses imbéciles des guerriers, l’inexorable des tragédies, les cauchemars de l’exil. Ainsi en est-il du premier récit, qui mêle fouilles archéologiques et opérations de déminage. Avec le même suspense, selon que l’on trouve des vestiges ou que des mines explosent. Et la même omniprésence indispensable et tenace du pressentiment. Une lecture inoubliable que l’on voudrait imposer aux derniers vendeurs  de ces engins de mort sournois. Suit une Antigone revisitée, en proie aux questions insistantes de ses interrogateurs. Avant de croiser les pas de migrants latinos à la frontière américaine dans la fournaise du désert et les courses-poursuites avec les brigades réactionnaires qui attendent le mur promis et qui précèdent le travail des garde-frontières avec double ration de bavures. Ou encore pour rejoindre une star dans les studios, face à un photographe, juste avant qu’elle soit détrônée par une plus jeune et plus vive qui relancera l’audience et les recettes. Ailleurs rôdent des patrouilles souterraines qui creusent des tunnels à grand bruit et qui débusquent tôt ou tard les insoumis, puis nous est donnée la déposition en deux versions de celui-celle qui vient de tuer son double. Ou encore apparaissent des signes inquiétants, et pourtant bien visibles négligés par les inconscients, qui précèdent une terrible maladie tandis que des militaires opposent leur vaine virilité aux obus ennemis et que des chiens prolifèrent et annoncent la terreur, des guerres interminables.

De cette succession de séquences qui plongent de toute évidence dans la plus totale noirceur de l’humanité, se dégage une vision du monde où coexistent différentes formes de violences militaires, économiques, médiatiques et où des hommes et des femmes – surtout – entrent d’une manière ou d‘une autre en résistance.  Si la tragédie est évidente en ce que les présages l’annoncent et que son avènement est irréversible, les faits sont entourés d’une forme d’onirisme qui en transfigure la portée et appelle sans relâche à ne pas s’arrêter aux seuls faits relatés. Les récits parcourent les continents et tissent au fil des pages une trame d’humanité universelle, de fraternité souterraine qui n’a que faire des barrières construites par les hommes.

Mais tout ceci ne serait encore que sombres choses si l’auteure ne prenait soin d’assortir ses récits de mises en perspectives continues sur le sens des choses. De plus, son écriture, qui a pris elle-même le rythme de l’urgence, présente une forte charge poétique qui opère un décalage permanent avec la réalité des faits tout en conférant une chaleur évidente au texte. Quitte à déconstruire ou à fusionner les mots en marge d’autres destructions ou confusions. En développant à plus d’une reprise le thème du dédoublement, l’auteure affirme plus encore son parti-pris pour la complexité, laquelle est renforcée par les illustrations bien en phase de Stéphane Perger. C’est d’ailleurs ce que confirment également les deux dernières contributions. L’une prend la forme d’un entretien un rien loufoque avec l’auteure – retranscrit au départ d’une émission de radio réelle – autour du thème de la digression vue comme une forme de résistance poétique qui se serait affirmée au fil du temps – nous serions au-delà des 2024.  Si l’entretien lui-même digresse, c’est tout naturel, le temps de quelques citations d’écriture digressive et notamment de saluer les vaillants pionniers (dont Vincent Tholomé, bien sûr totalement dépassé depuis ….). Quant au dernier texte, il offre une biographie à rebours (ah le temps, ce polisson) qui débute en 1955 au décès de Fritzi Von Bodelschwing  et remonte le cours du temps, mettant l’accent sur des contacts avec des philosophes et des lectures d’autres penseurs autour de la notion de temps, d’espace et de mort. A-t-il vraiment été question  d’autre chose dans les pages que nous venons de tourner et dans la structure même du livre que nous nous apprêtons à refermer ?

On l’aura compris, ce recueil hors catégories représente à lui seul  une réelle performance, une installation tout à la fois composite et cohérente. Il concrétise les ambitions multiples d’une auteure qui relève les défis qu’elle se fixe avec brio, confirmant en cela l’impression forte qui se dégageait à la lecture de son dernier roman,  Le chevalier rouge. Nous tenons là une voix avec laquelle il faut compter et qui devrait nous réserver très certainement encore de bonnes surprises.

Thierry Detienne