L’œuvre au noir de Corinne Hoex

Corinne HOEX, Leçons de ténèbres, Le Cormier, 2017, 67 p., 16 €, ISBN : 9782875980113

Dans Leçons de ténèbres, Corinne Hoex s’inspire de l’œuvre de Gesualdo (1566-1613) et de la « légende noire » [1] qui caractérise sa vie. À travers cinq mouvements, en de courts poèmes, elle décrit le musicien mais aussi la condition humaine en général et l’artiste moderne en particulier : comme un leitmotiv  y revient  en effet un substantif : « solitude ». 

Descendant d’une famille noble de Sicile, Gesualdo se rendit célèbre en 1590 en faisant assassiner sa première épouse et son amant. L’œuvre de ce maître du madrigal italien attendra les années cinquante pour être appréciée mondialement à sa juste valeur.  À la mort de son père, il devient un des princes les plus riches de l’Italie du Sud. Remarié, il s’installe à Ferrare, important centre musical de l’époque. Y débute la publication de ses œuvres, définies par une grande maîtrise de l’harmonie. La vie de Gesualdo, rythmée par les intrigues, un second mariage « arrangé » pour des raisons politiques et la succession de malheurs qui frappèrent sa descendance, évolua vers une religiosité de la « mortification de la chair » : les séances de flagellation appliquées par de jeunes adolescents et d’autres pratiques de pénitences sadomasochistes que s’infligeait le compositeur sont typiques de la Contre-Réforme et de ses pénitences extravagantes. Charles Borromée fut le parrain et le saint patron de Gesualdo. Il mourut probablement des suites des coups qu’il se faisait infliger… Un destin tragique, romanesque, pour un créateur hors normes. Dans la technique du canto affettuoso pratiquée par Gesualdo, la poésie ne se contente plus de guider la musique mais s’impose pour ses propres qualités expressives. Chaque détail du poème choisi est ainsi mis en valeur par l’harmonie ou le contrepoint : la concision poétique et la richesse musicale valorisent la subtilité des émotions. Admirateur du Tasse, Gesualdo est un artiste dont la personnalité, comme celle du Caravage ou de Christopher Marlowe, est brillante mais ambiguë, excessive, criminelle : leur mort fut énigmatique et tragique.

Corinne Hoex, dont on apprécie la maîtrise dans plusieurs recueils récents, confirme sa maturité d’écriture. Non seulement elle rend hommage à Gesualdo et à son œuvre, mais en fait l’emblème de l’artiste et de la création modernes : un destin noir donne naissance à une œuvre novatrice. Le liminaire du recueil le dit :

Elles sont féminines. Plurielles. Envahissantes. Somptueuses. Terribles. / Elles sont l’autre côté. La face noire de la lumière. Sa souffrance. Son vertige. / Car elles règnent. Et toujours se répandent. S’accroissent. S’épaississent. / Et nous allons dans les ténèbres. / Nous devons y être perdus. / Pour chanter.

Il n’y a qu’une consonne qui distingue ce qui hante de ce qui chante. Sont-ce les femmes aimées et haïes ? Sont-ce leurs fantômes ?  De quels De profundis s’élèvent les Magnificat ? Par un vivant paradoxe, caractéristique de la mystique, l’artiste descend dans les ténèbres, traverse cette nuit obscure de l’âme évoquée par Jean de la Croix, fait  l’expérience de la face lumineuse qui rachète celle, noire, obscure, du criminel. La semaine sainte, à Naples, est un temps central dans l’évocation de ce basculement dans la psychologie du musicien :

Voyez s’il est une souffrance / Semblable à la mienne / Tu as allumé les quinze cierges de ton désir. / Respiré le halètement des flammes. / Ecouté le souffle de ton attente. / Voyez s’il est une souffrance

Corinne Hoex questionne singulièrement aussi la condition des femmes. Elle excelle dans le registre d’une discrète cruauté. Entre les flammes et les femmes, il n’y a qu’une seule consonne en plus. Dans cet intervalle prennent source la solitude et la conscience : « Le temps est cette flamme éteinte ». La conscience surgit du vide d’où naît « la voix des ténèbres ». La vie est une expulsion de soi. En cet effondrement par expiation, cette destruction volontaire de son corps, qui a lui-même détruit le corps aimé, naissent pour en conjurer les ténèbres « (…) ton désir. Ton chant », Gesualdo. Le supplicié du Golgotha, «livré à la mort », enfanta pour l’Humanité une nouvelle espérance. Du dépassement orgueilleux de lui-même et de tout désir, du prince criminel, désormais, l’œuvre au noir et son chant clair.

Éric Brogniet


[1] Catherine DEUTSCH, Carlo Gesualdo, Bleu nuit éditeur, coll. « Horizons », 2010.