Un coup de cœur du Carnet
Anne PENDERS, Kalá, La Lettre Volée, 2017, 128 p., 19 €, ISBN : 978-2873174842
Depuis longtemps, Anne Penders traîne ses tongs un peu partout dans le monde. En Chine. Aux States. À Marseille. À Bruxelles, mais oui, aussi, parfois. Depuis longtemps, Anne Penders écrit, photographie, filme, prend du son, partout où elle passe, partout où elle laisse traîner ses tongs. Non qu’Anne Penders serait une de ces autrices dites voyageuses, écrivant, de livre en livre, des espèces de journaux de voyages où elle nous narrerait ses états d’âme nomades, ses rencontres splendides, ses déboires ou ses confrontations avec le paysage, la mère nature ou toute autre chose du même acabit. Non. Pas du tout son genre. Anne Penders serait plutôt du style, me semble-t-il, à faire de ses voyages des prétextes. Des occasions de susciter l’écriture, tant littéraire que radiophonique ou photographique. Des occasions de mettre en branle, en quelque sorte, la « machine à penser, la machine à écrire Penders ».
Cela demande de choisir ses destinations avec soin, j’imagine. D’être parfaitement au clair avec ce que l’on attend du voyage et de l’écriture. De savoir discerner, en tout cas, que telle destination, tels paysages, tels rencontres, susciteront probablement l’écriture. Donneront naissance à des objets insolites. Des « mixtes » alliant photos, écrits, réflexions, citations, montages divers susceptibles de prendre vie autant dans un livre que sur scène ou dans une « fiction » radio.
Ces derniers temps, c’est en Grèce qu’Anne Penders a laissé traîner ses tongs. Mais oui, la Grèce, cet espèce de pays laboratoire où tout semble se déliter, où tout semble prendre fin, où un autre monde, peut-être, autre agencement des choses, est en train de naître aussi, de s’inventer, de s’expérimenter au jour le jour, au quotidien. Penders prend tout cela à bras le corps, toutes ces couches multiples : les ruines antiques, le paysage et le soleil, les ciels et les bleus de la mer, les traces humaines, vieux camions rouillés, vieilles tuyauteries percées, les espoirs et les désillusions d’une population qui n’en finit pas de crever et de relever la tête, les mots tagués sur les murs des villes, les bribes et réflexions échangées en anglais, les sensations qui popent, fulgurantes, comme du pop-corn…
Et cela donne kalá, dernier recueil en date de l’autrice, fragments divers agencés par Penders en une longue et belle litanie où l’on saute, sans crier gare, d’un état de la réalité à un autre. Montage hyper sensible qui n’a rien de cinématographique : les mots de Penders ne décrivent pas, ne cherchent pas à nous « montrer » une scène. Montage de « voix » plutôt. Montage sonore où l’on glisserait donc d’une voix à l’autre, d’un fragment de langage à un autre, d’une langue à l’autre aussi parfois.
What am I looking for ?
Les cailloux que tu foules ?——————————————– quelque chose de
ce monde nous coupe les ailes.Landscape. Perfect blue sky.
Something blurs. Perfect blue sky. Misty mind.
What is to be seen ?Un paysage. Une épaisseur.
Sorella. Touchée au coeur.
Como se dice, Sorella ?
Kalimera fili mou. Tu me dis ça. Kalimera.Tu es devant moi. Ta rage est un chant.
Penders aurait pu se perdre. À force de passer d’une strate à l’autre, Penders aurait pu se perdre. Aurait pu commettre un livre patchwork, indigeste. Un livre enfilant l’une après l’autre les sensations, les citations, etc. Mais Penders ne se perd pas. Tout au contraire. C’est qu’Anne Penders fait de son chant une litanie : elle aime à reprendre les choses, à les déplacer, à les replacer dans d’autres contextes. Ainsi en va-t-il du paysage, par exemple :
C’est un paysage. Tu marches dedans.
Tu hisses la voile et tu pars. Tu rentres au port et tu ris.
Des petites tables basses, des salles enfumées, des conversations
bruyantes. Ce que je crois.
Jusque tard. L’alcool. Les débats. Jusque tard.
Après, tes pas dans la nuit. Les chiens.
L’appartenance. Ce sentiment très fort —————————— que
je ne connais pas.
Ainsi en va-t-il également de ces vers entre crochets, ponctuant, ci et là, comme un refrain, la litanie. Vers comme autant de ports d’attache, de petits cailloux, dessinant une route, un chemin possible dans le chaos. J’imagine ceci : Anne Penders débarque quelque part, dans un lieu qu’elle ne connaît pas. Anne Penders passe à travers le lieu. Se laisse submerger par ce qu’elle y voit, lit, goûte, entend. Par les livres aussi étayant sa démarche. L’encourageant à poursuivre. Puis Anne Penders doit faire le tri. Anne Penders trie en agençant le chaos, la masse chaotique de ses notes. Anne Penders organise provisoirement le chaos en y mettant les formes. En organisant sa litanie grecque, par exemple. En ponctuant son texte de formules qui tournent comme de belles ritournelles.
Et cela est bien nerveux. Bien tendu. Sans temps mort. Cela se lit et se relit sans fin. Des photos balisent aussi le terrain. Photos d’herbes qu’on imagine bien sèches où des restes de barrières métalliques poussent dans le vent. J’imagine que des sons sont audibles aussi quelque part, sur le net, ou dans une version scénique de kalá.
Cela mérite, oui, plus que le détour. Cela est une bonne façon d’entrer dans un paysage. Dans une histoire. Dans le politique. Dans une époque.
Vincent Tholomé