Elle-et-moi

Alain DANTINNE, Brise de mère, Weyrich, coll. « Plumes du Coq », 2017, 187 p., 14 €, ISBN : 9782874894381

dantinne brise de mere.jpg« Écrire, c’est scruter le visible pour entendre l’invisible », nous dit Alain Dantinne aux premières pages de Brise de mère. Un livre intense, dans lequel il scrute, en chapitres  courts – instants de vie, scènes saisies sur le vif, émotions vivaces -, son histoire familiale jusqu’à un présent déchirant. Marqués par la présence de sa mère, le lien indéfectible qui les a noués dès l’enfance : ce « elle-et-moi » longtemps limpide, parfois orageux, mais invincible.

Le grand personnage est donc cette femme au foyer, née dans les dernières années de la Première Guerre mondiale, vivant dans l’ombre de son mari et de ses quatre enfants, tenant le ménage et les comptes. Effacée, mais laissant percer un humour acide, une verve sarcastique, et récriminant plus souvent qu’à son tour. « J’ai cru un jour que ma mère était née dans un bureau de réclamations. » (!)

Elle forme avec son mari un couple uni, sans gestes ni mots d’affection, sans signes de joie. « Étaient-ils heureux ? Furent-ils jamais heureux ? Ils échangeaient si peu de tendresse. »

La famille mène une existence rangée, un peu austère, à Namur ; fondée sur des principes stricts, scandée par des horaires précis, des habitudes bien ancrées.

Alain Dantinne revoit la petite maison de la rue de la Colline qui fut « le lieu de l’enfance, de la complicité avec la mère », où, jusqu’à ses dix ans, il est l’enfant roi d’une maman qui lui pardonne ses bêtises, cède à tous ses caprices, au grand dam de ses aînés. Enfant de chœur, louveteau, bon élève quoique turbulent, il est aussi le petit coq gâté du quartier, courant les rues après l’école avec sa bande de copains. « J’ai engrangé des souvenirs pleins de soleil autour de cette petite maison de briques jaunes et rouges […] Nous devions être une famille accueillante : chaque année, un couple d’hirondelles venait nicher sous le balcon. »

Le jour de ses onze ans, la tribu emménage dans une maison de maître de l’avenue Cardinal Mercier. Après le temps de l’insouciance, des jeux et des frasques dans les rues familières, se profile celui, plus sérieux, légèrement inquiétant, de l’adolescence, dans un quartier inconnu, sans enfants, où il lui est malaisé de trouver des repères. Heureusement, son inscription dans une équipe de basket-ball, à laquelle ses parents ont miraculeusement consenti, lui ouvre des week-ends passionnants.

Les étapes s’enchaînent : le choc, à douze ans, d’un (bref) passage dans un internat catholique, le retour au bercail, des études secondaires médiocres ; plus tard, envers et contre le refus paternel, une licence de Lettres à l’Université.

Le climat entre sa mère et lui s’est altéré. L’intimité et la connivence uniques s’effritent. Nuages. Tensions. Incompréhensions. « Nos mots ricochaient sur les cloisons de nos solitudes. »

Il commence à enseigner ; déserte la maison. La distance se creuse.

Alain Dantinne égrène ses voyages en auto-stop aux quatre coins du monde.

Évoque la mort de son père, le poignant rapprochement qu’ils tissent, par delà tant de silences et d’amertumes, avant la fin.

À quatre-vingt-quatre ans, la mère accepte de quitter la grande maison pour s’installer dans un petit appartement d’une seigneurie. Et surprend les siens par son adaptation fulgurante à cette nouvelle vie, se détachant sans l’ombre d’un regret de la demeure qu’elle habitait depuis quelque quarante ans. Et qu’elle priait ses enfants de vendre. La page était tournée. À peine entrée dans ses nouveaux murs, elle « rangea avec sa fille la vaisselle dans le buffet, puis s’installa dans son fauteuil. Pour toujours. »

Après des années traversées à distance l’un de l’autre, mère et fils se rejoignent. Sans s’épancher en confidences, fidèles à leur goût de la pudeur et de l’ellipse. Ils savent tous les deux que « la pelote de laine tire à sa fin ».

Il ne s’appuie plus sur elle, mais il a la certitude de trouver à ses côtés « un refuge dans les tourmentes, une rade accueillante au milieu de tempêtes inévitables ». Souhaitant seulement « adoucir les cahots de ce cheminement final, solitaire. Qu’elle s’en aille dans l’apaisement de ses peurs, dans le sommeil de ses ressentiments ».

Mais l’angoisse de la perdre, de se retrouver déraciné, l’étreint. « Je m’agrippe à ce peu de vie qui demeure, à ce peu qui souffre. »

Peut-on conclure cette marche bouleversante vers l’inéluctable ? Fallait-il traduire en mots, écrire la douleur ? L’auteur nous répond ; nous éclaire : « Écrire, écrire pour garder, dans ces mots, quelque chose de toi, pour me réconcilier avec moi-même, pour solder mon enfance, pour me soulager d’être aujourd’hui orphelin […] Tout est là. Tout est dit, je pense. »

Francine Ghysen