Eugène SAVITZKAYA, Sister, avec des dessins de Bérengère VALLET, préface d’Hélène MATHON, L’œil d’or, 2017, 64 p., 11 €, ISBN : 978-2-913661-81-3
On peut aborder les textes d’Eugène Savitzkaya qui composent ce petit recueil intitulé Sister, d’au moins deux manières distinctes, tant l’écriture se tient d’elle-même sur une crête : celle qui sépare ordinairement le monde des gens dits « normaux » de celui qu’on peut appeler ici les « esprits fendus ». Les « esprits fendus » sont ceux qui vivent, et le plus souvent jusqu’à leur fin, dans un « espace du dedans » (pour reprendre un titre d’Henri Michaux), et cependant plongés, immergés, noyés parfois, dans le monde des « normaux ». L’espace du dedans schizophrénique est absolument individualisé, radicalement personnalisé, si on le rapporte à la norme du vivre en société, alors que tout « esprit fendu » possède en lui-même, jusqu’aux plus douloureuses souffrances, son corps, ses doubles, ses gestes, actes et langages, ses dialogues et ses pensées, ses douceurs et ses haines, ses amours et ses désespérances.
Deux manières distinctes, donc, sont ici à l’épreuve de l’écrit. D’une part, on peut lire intérieurement ou mieux, scander à voix haute, phrase après phrase, ces textes où se dit le monde de la schizophrénie, vue par son environnement immédiat : le frère blond, la sœur blonde, le noyau familial, pas toujours bienveillant, mais le plus proche de ces « esprits fendus » passant de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte, très vite sous dépendance pharmacologique. Le texte est écrit à partir de témoignages récoltés par Hélène Mathon, activiste des arts de la scène au sein du collectif La Langue Écarlate, matériaux de vie confiés ensuite à Savitzkaya.
Alors s’établit une tentative de lien entre qui nous sommes et qui ils sont, sans a priori, en se remémorant ces autres mots, ceux du psychiatre et psychanalyste Jean Oury qui, dans Création et schizophrénie (Galilée, 1989), écrivait : « Pour la plupart des gens, ce n’est pas facile d’avoir accès à ça. Il y a des passages à niveau qui sont toujours fermés. Alors, il faut trouver des moyens pour essayer d’y aller. Il y a des ‘écrans’ à la représentation, des écrans de la signification. On sait très bien que quand quelque chose n’a pas de signification, on est ‘affolé’ ». L’écriture de Savitzkaya, et la création scénique qui en résulta, présentée en public à Lyon, relèvent alors du passage à niveau levé, du moyen mis en œuvre pour aller là où tout un chacun, animé par un esprit d’ouverture et de compréhension de l’autre, s’en approche sans crainte et, par une « commune présence », en sortira moins « affolé ». On frémit de cette audace, et n’est-ce pas déjà une forme réussie – du dehors – d’approche de la maladie mentale ?
Et d’autre part, on peut aborder les textes de Sister comme une création pure de Savitzkaya, approche littéraire tout autant multi-sensorielle et poétique du monde observé, regardé, décrit, avec cette minutie dans le détail qui nous est familière, ce soin accordé à la sonorité des mots et des images :
C’est vivre fendu comme de l’ardoise / Désagrégé comme du sable ou du phosphate.
Ou :
Il est comme un char à deux roues dont les roues s’écartent et divergent, roulant chacune pour son propre compte, disloquant le char à chacun de leurs mouvements.
L’écrivain – même si la tâche peut sembler impossible – joue alors une partition qu’il compose « du dedans de l’autre », du dedans de cet « esprit fendu » où lui-même, Savitzkaya, ce Fou civil (Flohic, 1999) ou ce Fou trop poli (Minuit, 2005), se déplace, se met en mouvement, et sachant que parfois, la frontière est ténue, qui sépare ces existences au sein d’un même monde. Que Savitzkaya ait mis en exergue à ce cheminement fraternel un vers de Sophie Podolski[1] : « Les cheveux de soleil sont nos mains aussi », intensifie cette relation de proximité à l’autre, ces doigts entrelacés avec « l’esprit fendu » que permet l’écriture. Il est mon frère, elle est ma sœur.
Pierre Malherbe
[1] Poète belge qui souffrait de troubles schizophréniques et se donna la mort en 1974.