Céline DELBECQ, Le vent souffle sur Erzebeth, Lansman, 2017, 62 p., 12€, ISBN : 978-2-8071-0162-3
Six jours par mois, le vent souffle sur Somlyo, petit village enclavé sur une île, entre mer et montagne. Six jours par mois, les bourrasques frappent, les éléments se déchaînent, les vagues rompent tout sur leur passage, le volcan Popracapato crache. Six jours par mois, les débris volent, le sang coule, la mort s’active. Six jours par mois, Erzebeth Rozgovnyi, qui vit encore chez sa mère, délire et se laisse emporter par ses vieux démons : son père mort trop tôt, son amant Hyvàn évaporé dans la nature, son enfance avortée. Au village, on s’accroche, on attend patiemment que la tempête passe. Mais toujours il y a quelques imprudents qui sortent et se font happer par une branche, une vague, un rocher…
Erzebeth aussi s’égare dehors. Elle sauve de la noyade la fille du médecin, ce qui lui vaut d’être adorée par tout le village. Mais la vénération n’a-t-elle pas un temps ? De sainte, ne peut-on pas rapidement devenir sorcière ? Les jours s’enchaînent, le vent tape sur le système de tout le monde et Erzebeth s’engouffre de plus en plus dans sa folie. La vieillesse l’angoisse. Le contact avec le sang des jeunes filles semble lui être bénéfique et la rajeunir. Doit-il encore couler ? Qui est réellement Erzebeth ? Le médecin parle d’une mystérieuse pathologie, encore peu étudiée, qui serait la cause de son tourment : le syndrome Ventus-Atypo-Psychique. Doit-on l’interner ? Sa mère ne peut s’y résoudre.
Les thèmes affectionnés par Céline Delbecq sont présents dans cette pièce qui mêle fantastique, poétique et légende : la famille, l’absence du père, l’abandon, la mort, les fantômes, la folie, les êtres exclus… Une critique de notre société se lit entre les lignes. Comment des êtres humains peuvent tout à coup se retourner contre celui dont on faisait l’éloge quelques jours plus tôt. Comment une foule, incarnée et portée ici par un chœur d’habitants et des chants paysans, peut se faire tribunal et acter le jugement d’une présumée innocente. Comment la rumeur peut facilement enfler. Comment stigmatiser les personnes qui n’agissent pas comme les autres, qui sont « différentes ». Somlyo, ce lieu indéfini qu’on imagine bien slave, pourrait être un village identique à celui de Twin Peaks où il se passe des choses bien étranges. Les fantômes réapparaissent, des individus disparaissent, d’autres fustigent ou sont fustigés, les éléments et la nature n’en font qu’à leur tête, le temps et l’époque semblent comme suspendus. Ce récit épique s’imprègne également de la légende de Báthory Erzsébet, cette comtesse hongroise qui, à la fin du XVIème siècle, aurait tué de nombreuses jeunes femmes. Surnommée la « Comtesse sanglante » ou la « Comtesse Dracula », elle se serait baignée dans le sang de ses victimes. Par ce récit fort, formellement différent des précédents, Céline Delbecq prouve une fois encore qu’elle est une auteure dramatique incontournable de cette dernière décennie.
Émilie Gäbele